Humaines à part entière : Penser la violence des femmes pour questionner l'ordre social et bouleverser les frontières de genre

Par Héloïse Husquinet - décembre 2016

La question de la violence agie par les femmes est sensible et problématique. Elle fait l’objet d’un intérêt croissant au sein ds recherches universitaires[1]. Elle concerne le milieu associatif qui y est confronté concrètement.

À travers la vulgarisation de l’ouvrage Penser la violence des femmes[2], il s’agit ici de poser le premier jalon d’une réflexion de longue haleine, de lancer des pistes et des questionnements, tout en défendant le point de vue d’une association féministe opposée à la violence, mais concernée directement par ce sujet délicat. Comment penser la violence des femmes au sein d’un collectif luttant contre les violences familiales et l’exclusion ?

Le 4 mai 2015, le CVFE a participé au colloque «L’aide aux femmes auteures de violences conjugales et intrafamiliales ; oser en parler», organisé par l’asbl Praxis à la Maison de la Culture de Namur[3]. Aïcha Aït Hmad et Frédéric Bertin, intervenants au CVFE, y avaient présenté une communication intitulée «Violences subies, violences agies : des familles en mouvement», traitant de la question de la prise en charge des victimes qui posent des actes de violence dans une tentative, bien qu’inopérante, de rétablir un équilibre familial plus satisfaisant[4].

Oser en parler : risques et enjeux

La question de la violence agie par les femmes est souvent évoquée lorsqu’on parle de violences conjugales mais elle est assez peu conceptualisée. Ce colloque a été le lieu d'une découverte, celle du travail mené par la sociologue Coline Cardi, à propos des enjeux sociologiques et politiques que constitue le fait de penser la violence des femmes. Proposant une approche pluridisciplinaire, ses recherches à propos de la violence des femmes dévoilent les dimensions politiques et épistémologiques[5] que ce sujet d’étude comporte.

L’introduction de cet ouvrage nous apparait comme un véritable outil capable de prolonger, de faire rebondir et de nourrir les questionnements qui traversent notre organisation et que nous souhaitons partager. La question de la violence agie par les femmes – la manière dont on pense cette violence, dont on la mesure, dont on la considère, dont on la dit, et surtout, dont on se positionne par rapport à elle – soulève des enjeux essentiels. Enjeux essentiels pour les travailleurs du CVFE en contact direct avec les femmes victimes qui parfois agissent des violences, mais aussi pour la société dans son ensemble : elle interroge en effet directement la place assignée aux femmes dans la société patriarcale et leur possibilité d’être pleinement et activement citoyennes. Comme le souligne l’historienne Arlette Farge dans la préface de l’ouvrage :

« le silence se fit longtemps sur les aspects qui ne correspondaient pas au schéma commode […] du couple domination/oppression, d’où la femme dominée ressortait obligatoirement comme étant passive, et ‘ vierge’ de toute activité exprimant un désir de violence ou une volonté d’en appeler à ses forces physiques pour se battre, aller à la guerre, résister avec des armes, etc. Les mouvements féministes de tous ordres ont mis un temps ‘sépulcral’[6] à considérer les femmes hors de la cage de la domination ; à les lire et à les voir comme actrices volontaires de leur destin, fût-il violent »[7].

Cette analyse devrait permettre de complexifier le regard face à la violence agie par les femmes : dépasser la vision manichéenne et stigmatisante qui tend à assigner inéluctablement les femmes à une position de victimes passives ou bien à celle d’êtres agissant une violence sauvage, irraisonnée[8]. Il s’agit ici d’évoquer et de reconnaitre les formes de cette violence agie par les femmes, en puissance ou en actes, afin de leur rendre leur capacité d’agir. Tout en rappelant qu’envisager la puissance émancipatrice de la violence n’empêche pas de défendre un positionnement opposé aux comportements violents de manière générale. Il s’agit de penser et non de prôner la violence des femmes. S’interroger sur les mots, les discours, les récits, qui entérinent une certaine perception genrée du pouvoir de violence, et les déconstruire.

Il nous semble primordial d’aborder le sujet sous un angle réflexif, en nous questionnant sur nos propres pratiques et positionnements par rapport à cette violence agie par les femmes, et sur la manière dont nous contribuons involontairement à renforcer certaines représentations.

Il est indispensable d’approfondir la question de la violence agie par les femmes en conservant une perspective résolument féministe. Reconnaitre une possible violence agie par les femmes et s’interroger sur le déni de cette violence n’infirme en rien le fait que « le schéma et la réalité ‘violences sur les femmes’ l’emportent largement sur la violence des femmes »[9]. Comme le souligne Arlette Farge, « cette dissymétrie (combat de plusieurs générations de féministes) explique évidemment que le volet ‘violence des femmes’ n’ait pas été perçu, ou du moins peu considéré »[10].

Que les associations féministes et les intervenant-e-s présent-e-s sur le terrain abordent cette question de la violence agie par les femmes est indispensable afin que le phénomène ne serve pas d’argument à l’anti-féminisme et au masculinisme qui s’appuient sur la violence soi-disant symétrique des femmes pour relativiser l’ampleur et nier la spécificité des violences faites aux femmes. Nous voudrions ici souligner la dimension genrée de la perception et de la prise en charge de la violence féminine (et masculine) :

« Soyons claire : personne ici ne dit qu’être violente est un accomplissement de soi ni un but à atteindre ; mais chacun, avec autant d’harmonie que d’interrogations, cherche à comprendre comment cette attitude est construite, comment elle se façonne à travers les époques et les continents, face à des difficultés familiales et des investissements politiques dont il faut reconnaître l’importance. […] Le féminisme n’a jamais été une façon de mettre les femmes au pinacle, mais de les situer avec justesse et dignité au milieu de sociétés diverses qui ne sont pas toutes prêtes à les accepter comme ‘humaines à part entière’. »[11]

Trois manières de raconter la violence des femmes

« L’ordre social, affirment C. Cardi et G. Pruvost, s’appuie sur la construction sociale d’un sexe réputé menaçant et d’un autre, estimé plus inoffensif »[12].

À quelle logique l’assignation majoritaire des femmes à la position d’a-violence (c’est-à-dire dénuée de violence, comme si les femmes n’étaient pas capables d’en faire usage parce que cette violence était incompatible avec leur sexe), distincte de la position politique de non-violence (qui condamne son usage), répond-elle ?

La manière dont la violence agie par les femmes est racontée, construite à travers un discours, une mise en récit, au sein de domaines variés (politique, judiciaire, littéraire, etc.) révèle les diverses perceptions de cette violence, et montre combien « les femmes qui revendiquent l’accès au pouvoir de violence peuvent être dangereuses en tant qu’elles brouillent les frontières entre les genres, frontières que la société, en distribuant de manière inégalitaire ce pouvoir, contribue à produire et à préserver »[13].

Le savoir sur la violence est un savoir situé : il relève nécessairement d’un point de vue, il émane d’un lieu (institution, groupe, individu) situé socialement, politiquement, et dont il reproduit les positions[14]. Ce savoir n’existe pas en dehors des discours sociaux qui lui confèrent un sens : il n’est pas une réalité donnée, mais une construction sociale qui maintient – ou non – des rapports de pouvoir entre les individus et les assigne à des places précises. Aussi convient-il de revenir sur la fabrique du phénomène. Trois cadres interprétatifs ont été mis en avant par les auteures de l'ouvrage, qui permettent de comprendre la manière dont la violence des femmes est enregistrée, prise en charge et perçue.

Une violence « hors cadre » ou invisibilisée

Premièrement, il apparait que la violence des femmes est mise « hors cadre », ou invisibilisée. La place marginale faite à la violence agie par les femmes procède d’un mécanisme de non-reconnaissance des faits : ce déni, ce « non-récit » de la violence des femmes participe à réaffirmer l’ordre du genre en construisant l’a-violence supposée des femmes. Les recherches démontrent une occultation de cette violence dans les domaines historique (les auteures parlent d’un « déni d’antériorité » : on s’étonne de son existence comme s’il s’agissait d’un phénomène récent, niant des siècles de présence historique, à l’instar de la perception de la présence des femmes dans le domaine de la littérature), judiciaire (sous-enregistrement et requalification des faits : « filtres » au niveau pénal, gestion sexuellement différentielle des illégalismes[15]), institutionnel (prise en charge et perception des seuils de violence distinctes, amenant des différences de socialisation en matière d’apprentissage et de conditionnement : seuils de tolérance différents selon le sexe dans les écoles, minoration de la violence féminine dans les clubs de sport) et politique (difficulté à reconnaître la participation des femmes à la violence politique, en raison de leur moindre utilisation d’ « armes nobles »). Quels sont les rouages de cette mise hors cadre de la violence des femmes : quels intérêts cette occultation sert-elle ? Pour qui ?

« Le déni des ruptures du care [c’est-à-dire des comportements qui vont à l’encontre d’une position d’aide, de soin, de sollicitude envers les autres, généralement associée au sexe féminin[16]], de la pédophilie féminine, de l’infanticide, affirment C. Cardi et G. Pruvost, permet de renforcer les normes de genre en préservant l’idéal féminin de la maternité et en entretenant l’idée d’une inaptitude fondamentale des hommes à prendre soin des enfants et vient conforter [l’]assignation [des femmes] aux métiers du care »[17].

De plus, la non-reconnaissance de la participation des femmes à la violence politique contribue, selon les auteurs de l’ouvrage, au maintien de la relégation des femmes en tant que citoyennes.

Mise sous tutelle de la violence des femmes

Une autre dimension est la mise sous tutelle de la violence agie par les femmes : leur usage de la violence est déresponsabilisé. Dans ce type de récit, l’irruption d’une certaine violence, perçue comme sauvage et irraisonnée et pensée comme le propre du féminin, est ethnicisée, biologisée et psychologisée, de manière à être réprimée : les femmes se voient ainsi dépossédée de leur pouvoir de violence. 

La violence des femmes peut être ethnicisée : dans la lignée du mythe d’une sauvagerie féminine originelle, que l’on retrouve par exemple dans le mythe des Baruya de Nouvelle-Guinée[18], la violence irraisonnée est placée du côté du féminin et perçue comme signe d’anomalie, de dérégulation et de risque de dissolution du lien social.

Elle peut également être biologisée : attribuée à la nature soi-disant excessive et impulsive des femmes, ou à l’influence de leurs stades physiologiques, interprétation dont découle le type de traitement réservé à la violence féminine, c’est-à-dire la mise sous contrôle de la sexualité féminine et plus généralement du corps des femmes[19].

Enfin, elle peut être psychologisée : dans les discours médicaux et psychiatriques, les taxinomies des maladies mentales associent toujours le féminin à la démesure et l’excès ; les actes violents ne procèdent pas d’une quelconque raison, mais sont perçus comme l’expression de pathologies proprement féminines.

Ainsi, la violence est « mise au cœur d’un rapport étroit entre savoir et pouvoir qui dépossède les femmes de leurs actes en substituant à leur discours une interprétation psychiatrique ou psychologisante, qui tend à leur ôter tout statut de sujet […] et à réaffirmer la différence des sexes »[20].

Une autre manière de déresponsabiliser les femmes dans leur usage de la violence est de considérer cette violence comme étant subordonnée à la violence des hommes. Ce peut être le cas, par exemple, de l’interprétation de la violence des femmes arabes kamikases[21], perçue comme une manipulation du fanatisme religieux, et non comme un véritable acte politique.

Il s’agit alors d’une violence déléguée et non autonome : « les femmes n’accèdent pas au statut de sujets à part entière, susceptibles de revendiquer la pleine possession et maîtrise des fins et des moyens de leurs actes »[22].

Dans ce système, la violence des femmes peut aussi être déconsidérée dans le sens d’une infériorisation des actes de violence féminine par rapport à ceux d’une violence masculine, ou parce que la violence des femmes est reconnue comme une exception qui confirme la règle. Ces différentes interprétations ont en commun de nier que l’accès au pouvoir de violence puisse modifier l’état des rapports sociaux de sexe[23].

L’usage potentiel de la violence par les femmes : un élément qui questionne les relations entre les sexes ?

Un troisième récit envisage le recours possible des femmes à la violence comme une remise en question des rapports sociaux les plus communs, voire comme une véritable ressource d’émancipation : un moyen de s’extraire d’une place définie à l’avance par la société, par les autres. Celle de pourvoyeuse de soins empathique et attentionnée, d’être fragile à la puissance physique limitée, de victime, …

Cette façon de percevoir la violence des femmes nous invite à la repérer dans les ‘niches’ sociales qui lui donnent une légitimité[24]. Les autorisations données aux femmes d’user de la violence physique varient selon les époques et les communautés. On peut citer parmi les espaces d’expression concrète de cette violence la sphère familiale, l’institution scolaire, le sport, certaines institutions étatiques dotées d’une force armée, l’occupation stratégique de l’espace public, l’expérience révolutionnaire de certaines femmes, la contestation des conditions de travail, les manifestations de certains mouvements féministes, ou encore les nombreuses fictions réactualisant le mythe des amazones ou mettant en scène des héroïnes spectaculaires.

Ces « moments d’irruption de violence féminine (effectifs ou imaginés) » peuvent être envisagés, dans le prolongement des réflexions avancées par Judith Butler[25], « comme une forme de […] dissonance qui met au jour la construction de la violence comme typiquement masculine, instaurant une fracture qui peut réorienter le cours des événements »[26].

Dans le même ordre d’idée, l’expression de la rage des femmes dans la fiction comme dans la rhétorique militante est, selon Judith Halberstam, la condition sine qua non d’un changement social : « la violence imaginée » présente l’avantage d’ « énerver le système »[27], en permettant aux femmes de se sentir investies du droit de riposte, et en poussant les agresseurs potentiels à anticiper avec crainte une violence féminine adverse.

Dans les situations que nous venons de citer – tout comme dans la pratique de l’auto-défense, d’ailleurs[28] –, la réappropriation par les femmes de certaines formes de violence, la découverte de leur force viennent bouleverser l’ordre naturel des choses. Cette réappropriation peut être considérée comme une étape dans le renversement du rapport de force entre hommes et femmes, dans la production d’un nouvel ordre social.

Cette transformation sociale est rendue pensable, rendue possible par chaque situation où la violence physique est maîtrisée et agie au moins potentiellement par des femmes, que ce soit à un niveau individuel ou (plus encore) collectif. D’autres situations (participation des femmes nobles au combat durant les guerres de religion au XVIe siècle, femmes chefs de gangs mixtes dans le commerce de drogue au Brésil, etc.) montrent que la transformation des rapports sociaux de sexe à travers l’accès des femmes au pouvoir de violence (et notamment aux armes) peut également déboucher sur une indifférenciation égalitaire : la défense d'une communauté ou le combat politique l'emportent alors sur les considérations de sexe. Un peu comme si la différence des sexes et les inégalités qui l’accompagnent étaient, à travers l’usage de cette violence, neutralisées[29].

En tant qu’association féministe d’éducation permanente, nous nous reconnaissons dans cette troisième manière d’aborder la violence des femmes. Encore une fois, il n'est pas question de renoncer à l'idéal féministe de non-violence au nom de l'égalité des sexes. Si l'égalité des sexes passe par celle du pouvoir de violence, la violence « ne constitue pas  un idéal politique et encore moins la voie souhaitable pour obtenir l'égalité »[30].

Mais, comme les auteures sur lesquelles nous nous appuyons pour rédiger cette analyse, nous sommes aujourd’hui convaincu-e-s que penser – exhumer, dénaturaliser, historiciser, politiser – la violence des femmes est un enjeu féministe fondamental. La mise en évidence d’actes individuels ou collectifs de violence commis par les femmes et parfois similaires à ceux des hommes (Cardi et Pruvost parlent de « symétrisation ») permet de sortir d’une vision stéréotypée reproduisant les normes traditionnelles calquées sur la division sexuelle du travail : de cette manière, elle permet de redonner aux femmes le statut de sujet politique, et de témoigner de leur empowerment[31].

La question de la violence des femmes, sa perception et le traitement qui lui est réservé, fait donc directement écho à la question de la division stéréotypée et figée des rôles de sexes. Penser la violence des femmes, c’est se donner un moyen parmi d’autres de combattre les assignations faites aux femmes – au nom de la nature ou de la paix sociale – et donc de combattre les rapports de domination.

Impacts et approfondissements

Ce à quoi penser la violence des femmes nous oblige

Les réflexions développées ici – inspirées essentiellement du travail approfondi de chercheuses en sciences sociales – invitent notre association, comme toutes celles qui accompagnent des femmes, à se questionner sur la manière dont nous réagissons à cette violence exercée par les femmes.

Quel regard portons-nous sur cette violence ou, au contraire, refusons-nous de porter ? Comment l’interprétons-nous au sein de l’équipe et avec les femmes que nous accompagnons un temps ? Comment participons-nous, volontairement ou non, à nourrir certains des récits décrits dans cette analyse ? Comment abordons-nous cette question avec les femmes, au sein des groupes : quel équilibre trouvons-nous entre un positionnement de rejet moral des violences et une analyse politique du passage à l’acte potentiel ?

Penser la violence des femmes avec les instruments critiques du féminisme est une thématique pertinente en soi dans le cadre de groupes de femmes engagées dans des activités d’éducation permanente : les cours d’autodéfense féministe, notamment, encouragent les femmes à découvrir leur force (et à en faire usage dans le cas de légitime défense), et sont « l’occasion d’effectuer un travail collectif de déconstruction de l’image de la femme impuissante, douce et gentille, largement véhiculée dans nos sociétés »[32].

Ce sur quoi nous pourrions nous pencher à présent

Il serait intéressant de questionner les opérations d'étiquetage auxquelles font allusion les deux chercheuses : les catégories et les catégorisations créées par la terminologie employée (par nous y compris) pour parler de la violence agie et/ou subie par les femmes. Ces catégories sont un prisme, un angle de vue, qui conditionne notre rapport à la réalité. S’interroger sur les effets non désirés et stigmatisants de l’utilisation systématique du terme ‘victime’ (associé, c’est vrai, à l’idée de droits mais aussi à l’absence d’autonomie et de capacité d’agir) permettrait de montrer, précisément, la manière dont les rapports de genre imprègnent le langage, et de lutter contre toute assignation des femmes à une position de passivité et de soumission. Complexifier, nuancer la représentation du statut de victime, en considérant que les femmes peuvent également être agissantes dans les violences et même basculer du côté des auteurs, est un enjeu important en ce qu'il met en lumière leur capacité d’agir, les rend sujets.

De même, aborder de façon critique la notion de violence réactionnelle théorisée par Johnson, qui décrit un processus dans lequel la victime adopte un comportement violent de façon défensive en vue de se protéger des violences, permettrait de poser la question suivante : en établissant une hiérarchie qui subordonne la violence des femmes à celle des hommes, en plaçant le pouvoir de violence des femmes sous le joug de la domination masculine, la notion de réaction et plus généralement le modèle de Johnson pourraient-ils participer à la perpétuation de la domination masculine, tout en voulant lutter contre elle ? 

Ce qui ne doit pas être oublié

Cardi et G. Pruvost ont montré l’importance de reconnaître, dans certains contextes, la dimension émancipatrice du pouvoir de violence, et, surtout, l’importance de ne pas nier et déresponsabiliser cette violence féminine qui constitue, en tant que ressource (dans sa dimension performative et non pas dans sa réalisation effective : en tant que pouvoir de et non pouvoir sur) un accès à l’empowerment.

Au moment de conclure cette analyse, nous revient encore à l’esprit le risque encouru en parlant de cette violence de manière symétrique – c’est-à-dire en se livrant à une opération de symétrisation, de contribuer à la récupération du phénomène par les théories masculinistes[33].

C’est pourquoi il faudra rappeler encore et encore que défendre une reconnaissance du pouvoir de violence des femmes ne nie en rien le fait que celles-ci sont de loin les premières à être touchées par divers types de violence (violences physiques ou sexuelles notamment, auxquelles, selon les estimations mondiales de l’OMS, 35% des femmes indiquent avoir été exposées au cours de leur vie[34]), et se trouvent à l’intersection de différentes formes de domination.

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Pour citer cette analyse :

Héloïse Husquinet, "Humaines à part entière : Penser la violence des femmes pour questionner l'ordre social et bouleverser les frontières de genre.", Collectif contre les violences familiales et l’exclusion (CVFE asbl), décembre 2016. URL : https://www.cvfe.be/publications/analyses/108-humaines-a-part-entiere-penser-la-violence-des-femmes-pour-questionner-l-ordre-social-et-bouleverser-les-frontieres-de-genre

Contact :  Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser. – 0471 60 29 70

Avec le soutien du Service de l’Education permanente de la Fédération Wallonie-Bruxelles et de la Wallonie.


Notes :

[1] Cardi (Coline), Pruvost (Geneviève),  « La violence des femmes : un champ de recherche en plein essor. Bibliographie commentée », in Champ Pénal, vol. 9, 2011, 30 p., mis en ligne le 11 juin 2011, consulté le 15 novembre 2016. URL : http://champpenal.revues.org/8102 ; DOI : 10.4000/champpenal.8102

[2] Cardi (Coline), Pruvost (Geneviève) (dirs.), Penser la violence des femmes, Paris, La Découverte, 2012, 442 pages. Cet ouvrage, dont la visée est d’« exhumer, de dénaturaliser, d’historiciser et de politiser la violence des femmes » regroupe des études historiques, anthropologiques, sociologiques, linguistiques et littéraires.

[3] Voir le programme de l'événement : http://www.asblpraxis.be/sites/default/files/uploads/documents/flyer_colloque_4_mai_0.pdf

[4] Bertin (Frédéric), « Violences subies, violences agies : des victimes en mouvement », CVFE, 2015, p. 10. (www.cvfe.be)

[5] Épistémologique : qui s’interroge sur les conditions de possibilité d’une connaissance, sur la manière dont un savoir est construit

[6] Sépulcral : relatif au tombeau. Expression qui désigne, dans un langage poétique et métaphorique, un temps très long : celui d’une difficile sortie des ténèbres, dont la durée, précisément, menace de provoquer la rechute.

[7] Farge (Arlette), in Cardi (Coline), Pruvost (Geneviève) (dirs.), Penser la violence…op. cit., p. 9-10.

[8] Comme si les femmes n’agissaient jamais que sous emprise, dépossédées sans cesse de la responsabilité de leurs actes.

[9] Farge (Arlette), « Préface », Op. Cit., p. 10.

[10] Ibidem

[11] Farge (Arlette), « Préface », in Op. Cit., p. 12.

[12] Idem, p. 9-10.

[13] Cardi (Coline), Pruvost (Geneviève) (dirs.), Penser la violence…op. cit., p. 23.

[14] « Qui parle ? Qui parle quand un individu ou un groupe prend la parole, quelles que soient les modalités de cette expression ou manifestation de soi ? […] ». Ce questionnement posé par Didier Eribon à propos du récit de soi, reprenant l’invitation formulée par Michel Foucault à « faire le diagnostic du présent » ou « l’ontologie historique de nous-même », constitue la base d’une pensée critique, applicable à tous les discours. S’interroger sur le « lieu » dont émane un discours, un savoir, permet de montrer comment « l’ensemble du discours social, tout le langage, toutes les images, avec les hiérarchies qu’ils véhiculent, assignent une place prédéfinie à un groupe d’individus, et de montrer comment ces effets de catégorisation sont constitutifs de la subjectivité des individus en tant qu’ils sont rattachés à un collectif, qu’ils le veuillent ou non, qu’ils l’acceptent ou non ». (Eribon (Didier), Principes d’une pensée critique, Paris, Fayard, 2016, p. 18, p.21).

[15] La notion d'illégalisme a été forgée par Michel Foucault pour désigner la tolérance différentielle des pratiques illicites en fonction des groupes sociaux.

[16] Voir, sur la notion de care, voir notamment : Herla (Roger), « Éthique féministe, vulnérabilité et sollicitude », CVFE, 2011 (www.cvfe.be)

[17] Cardi (Coline), Pruvost (Geneviève) (dirs.), Penser la violence…op. cit.,p. 25.

[18] Ce mythe, révélé sous le sceau du secret aux jeunes hommes lors d’un rituel d’initiation, raconte qu’au commencement les femmes possédaient les armes sans savoir s’en servir – elles montaient les arcs et les flèchent à l’envers et tiraient à l’aveuglette – d’où l’intervention des hommes pour remettre de l’ordre, en se réappropriant les armes et en faisant un usage raisonné du pouvoir de violence.

[19] Sur l’histoire du contrôle du corps des femmes, cristallisé dans la chasse aux sorcières et l’idée qu’avec l’émergence du capitalisme s’est développé un contrôle croissant de l’État sur le corps des femmes, voir : Federici (Silvia), Caliban et la Sorcière. Femmes, corps et accumulation primitive, Paris, Senonevero, 2014. Sur l’enfermement du corps des femmes par la médecine et la nécessaire réappropriation du corps des femmes, voir : Ehrenreich (Barbara), English (Deirdre), Sorcières, sages-femmes & infirmières. Une histoire des femmes soignantes, Éditions Cambourakis, 2015 ; Ehrenreich (Barbara), English (Deirdre), Fragiles ou contagieuses. Le pouvoir médical et le corps des femmes, Paris, Éditions Cambourakis, 2016. Voir aussi : Andro (Armelle), Bachmann (Laurence), Bajos (Nathalie), Hamel (Christelle), « La sexualité des femmes : le plaisir contraint », in Nouvelles Questions Féministes, Vol. 29, 3/2010, p. 4-13, [En ligne], URL : http://www.cairn.info/revue-nouvelles-questions-feministes-2010-3-page-4.htm.

[20] Cardi (Coline), Pruvost (Geneviève) (dirs.), Penser la violence…op. cit, p. 35.

[21] Voir les travaux de Sonia Dayan-Herzbrun, notamment : « De l’autonomie des femmes en pays d’Islam. Perspectives post-coloniales », in Contretemps, n°21.

[22] C. Cardi, G. Pruvost (dirs.), Penser la violence…op. cit, p. 36.

[23] Idem, p. 37. Les rapports sociaux désignent les rapports qui structurent les relations sociales, les interactions entre individus. C’est-à-dire l’organisation hiérarchisée des relations entre différents acteurs sociaux, et plus précisément l’organisation sociale des faits relatifs à l’oppression, la domination et l’exploitation d’un groupe social par un autre. L’analyse en termes de rapports sociaux interroge les groupes statistiques : hommes/femmes, homosexuel-les/hétérosexuel-les, étrangers/nationaux, classes bourgeoises/classes populaires, blancs/non-blancs. Les rapports sociaux de sexe désignent l’organisation hiérarchisée des relations (de domination) entre les groupes hommes/femmes. (« Rapport social », in Collectif Manouchian (Bouamama (Saïd) (dir.), Cormont (Jessy), Fotia (Yvon)), Dictionnaire des dominations de sexe, de race, de classe, Paris, Éditions Syllepse, 2012, p. 304-308.)

[24] Cardi (Coline), Pruvost (Geneviève) (dirs.), Penser la violence…op. cit, p. 38.

[25] Voir : Le Bodic (Cédric), Peut-on penser la violence des femmes sans ontologiser la différence des sexes ?, in Champ pénal/Penal field [En ligne], Vol. 8, 2011, mis en ligne le 11 juin 2011, consulté le 15 novembre 2016. URL : http://champpenal.revues.org/8092; DOI : 10.4000/champpenal.8092 ; Butler (Judith), 2005 [1990], Trouble dans le genre, pour un féminisme de la subversion, Paris, La Découverte.

[26] Cardi (Coline), Pruvost (Geneviève) (dirs.), Penser la violence…op. cit., p. 50.

[27] Idem, p. 51.

[28] Voir les analyses réalisées par Florence Ronveaux sur la pratique de l’auto-défense féministe : Ronveaux (Florence), « Femmes confrontées à la violence : normes de genre et légitime défense », CVFE, mai 2016 ; Ronveaux (Florence), Delépine (Anne), « Sexisme ordinaire et liberté d’agir des femmes : exploration des effets de l’apprentissage de l’autodéfense féministe pour obtenir plus d’égalité concrète », CVFE, décembre 2015.

[29] Cardi (Coline), Pruvost (Geneviève) (dirs.), Penser la violence…op. cit., p. 52.

[30] Idem, p. 56.

[31] Idem, p. 55.

[32] Ronveaux (Florence), op.cit., CVFE, mai 2016, p. 3.

[33] Voir : Côté (Isabelle), Lapierre (Simon), « La typologie de la violence conjugale de Johnson : quand une contribution pro-féministe risque d'être récupérée par le discours masculiniste et antiféministe », in Intervention, n°140 (2014), p. 69-79.

[34] Voir : http://www.who.int/mediacentre/factsheets/fs239/fr/