Attribution et gestion des logements publics : Pour une valorisation des savoirs des travailleurs sociaux et de l'expérience des premiers concernés

Par Roger Herla - juillet 2016

L’accès à un logement, voire même à un habitat au sens fort du terme (c’est-à-dire à un logement à partir duquel nos différents besoins peuvent être rencontrés : vie sociale, professionnelle, culturelle, etc.) relève des droits sociaux fondamentaux en Belgique et dans l’Union Européenne.

Il s’agit bien entendu d’une nécessité vitale en soi mais aussi, très souvent, d’une condition d’accès à d’autres droits tels que la liberté de mouvement, une gestion autonome de ses finances ou encore la reprise d’une formation. C’est pourquoi nous avons décidé de faire le point sur cette question qui figure par plusieurs aspects à l’agenda politique de nos Pouvoirs publics.

Logement décent et violences conjugales

L’accès à un logement de qualité  est un passage essentiel dans le parcours de reconquête d’un pouvoir d’agir et d’une estime d’elles-mêmes par les femmes  et aussi souvent par les enfants qui sont accompagnés dans nos services

Notamment dans un contexte où la précarisation touche de plein fouet et de façon disproportionnée les femmes et en particulier les mères de familles monoparentales[1]. Pauvres ou menacées de le devenir, souvent dans des liens restés complexes avec leur ex-compagnon notamment en cas de garde partagée d’enfants, pas toujours à l’abri de nouvelles violences, ces femmes trouvent dans un logement sécurisé, confortable et au loyer adapté à leurs moyens, autrement dit dans un logement décent, un point d’appui à partir duquel diverses actions jusque-là interdites, impossibles ou mises entre parenthèses (re-)deviennent possibles.

Notre longue expérience dans le domaine de l’accompagnement vers un nouveau logement nous permet d’observer qu’à l’inverse intégrer un logement inadapté, insécurisant et/ou trop cher peut entraîner des pertes importantes, l’exacerbation de vulnérabilités que le parcours d’hébergement avait permis d’apaiser, de diminuer. Ainsi l’isolement et un accès peu évident aux services publics, un loyer non-proportionné aux revenus, l’entretien aléatoire du logement et des communs par qui de droit (notamment par les sociétés de logement de service public - SLSP), un espace public insécurisant sont autant de freins à un processus d’empowerment dans lequel le logement a pourtant un rôle essentiel à jouer[2].

Sachant cela, nous ne pouvons qu’encourager les intentions partagées par la Région Wallonne dans sa Déclaration de Politique Régionale 2014-2019[3]. Il est en effet fondamental d’améliorer « le fonctionnement du marché locatif privé » en luttant contre les discriminations ou encore en conditionnant des aides publiques afin d’inciter les propriétaires à fixer des loyers raisonnables. Et, point plus important encore pour la plupart de nos bénéficiaires,  « permettre un accès juste au logement public » doit en effet devenir et rester une priorité absolue du Gouvernement. Ce qui implique de construire des milliers de logements (6000 pour cette législature) mais aussi de maintenir des procédures d’attribution qui tiennent compte finement du parcours et des besoins des personnes demandeuses. Et notamment de ceux des femmes victimes de violences conjugales et de leurs enfants.

C’est pourquoi, au moment où le Gouvernement wallon s’apprête à annoncer des modifications (allant a priori dans le sens d’une simplification et d’un assouplissement) du mode d’attribution des logements sociaux, nous avons décidé de faire le point sur cette question en nous basant sur notre expérience d’accompagnement des femmes dans la recherche et l’emménagement au sein d’un logement social. Par ailleurs, l’agenda politique implique également durant l'année à venir que les Communes wallonnes rédigent un nouveau plan d’actions triennal en matière de logement qui s’inscrira dans la lignée des impulsions données par la Région. Nous ponctuerons dès lors cette analyse par une réflexion sur l’intégration souhaitable des intervenant-e-s de terrain, mais aussi des personnes « premières concernées », aux processus participatifs mis en place ou à inventer par les communes.

Le logement social : une politique publique qui doit permettre de se soustraire à la violence conjugale

Contrôle des organismes de gestion des logements publics

Quand elles ont la possibilité d’être hébergées en maison d’accueil[4], les femmes victimes de violences conjugales obtiennent des points de priorité  pour l’accès aux logements sociaux en tant que personne sans-abri (« cas d’extrême urgence ») ET que victime de violences conjugales ayant quitté le domicile conjugal.

Cette possibilité de cumuler ces deux types de points de priorité est primordiale pour les femmes et les enfants hébergés. Elle a à nouveau ouvert la voie vers le logement public à des femmes et des familles monoparentales jusque-là contraintes à des recherches extrêmement aléatoires dans un parc immobilier privé dont on sait que les loyers ne correspondent pas aux revenus des plus modestes d’entre nous.

L’accès à des logements public est bel et bien un facilitateur d’inclusion car le loyer modéré (un loyer juste, devrait-on dire !) encourage et permet un investissement réel de leur logement par les locataires. Nous constatons également que la présence d’espaces verts et la qualité de l’entretien des communs influent positivement sur la vie sociale des femmes et des enfants que nous accompagnons.

Or, présentes sur le terrain, dans les logements, via l’aide au déménagement et notre mission de post-hébergement, nos intervenantes constatent des différences importantes dans ce domaine entre les différents organismes. Ce qui crée des injustices matérielles flagrantes entre les femmes et les familles.

C’est pourquoi nous insistons sur le fait que les organismes de gestion des logements publics doivent être soumis à des contrôles stricts et équivalents.

Prolongation du délai d’inscription pour les victimes de violence conjugale

Actuellement, les femmes hébergées en maison d’accueil doivent introduire leur demande d’accès à un logement public dans les 3 mois qui suivent leur départ du domicile. Or, ce délai nous semble aujourd’hui trop court : dans de nombreuses situations, cette période de temps ne permet pas aux femmes de poser un choix mûri quant à un futur lieu de vie, d’éclaircir leur situation au niveau juridique (droit de garde notamment) ou encore de mettre en place tous les éléments de protection nécessaire.

Dans ces cas-là, la demande et l’obtention trop rapides d’un logement social ne représentent pas une garantie d’inclusion au sein d’un quartier ni d’empowerment (au sens de gain en capacité de choisir et d’agir en fonction de ses choix). Ce qui est en apparence une belle opportunité se transforme paradoxalement en un piège.

Nous pensons que les conditions de procédure devraient permettre de respecter le rythme de chaque femme tentant de construire une vie familiale et sociale à l’abri des violences conjugales.

C’est pourquoi nous suggérons que la durée maximale entre départ du domicile et dépôt d’une demande passe de 3 à 6 mois.

Délivrer un document attestant des violences conjugales

L’attestation selon laquelle une femme est victime de violence conjugale devrait relever d’un service spécialisé plutôt que du CPAS

Les CPAS sont actuellement habilités à délivrer un document attestant que la personne vit une situation « d’extrême urgence » (ce qu’on peut comprendre) mais aussi que la personne est victime de violences conjugales.

Nous pensons que dans la mesure du possible des services spécialisés devraient rédiger cette déclaration, nécessaire et suffisante, attestant de la crédibilité du récit des personnes. Si un tel service spécialisé n’existe pas à proximité, une attention particulière devrait alors être apportée à la formation dans le domaine des violences conjugales des travailleuses/-eurs sociales/-aux des CPAS habilités à rédiger de telles déclarations.

Eviter la perte dommageable des points de priorité

Certaines femmes qui ont déposé une demande de logement public pendant leur hébergement doivent quitter la maison d’accueil avant l’obtention d’un logement. Elles perdent alors systématiquement la moitié, voire la totalité, de leurs points de priorité car elles ne sont plus considérées comme sans-abri, …ni comme victimes de violences conjugales. Nous estimons que ce retrait de points est incohérent dans la plupart de ces situations. D’une part, ces femmes et ces familles quittent le refuge pour un logement tout aussi provisoire (famille, amis, etc.) et parfois moins confortable. Et d’autre part, de façon plus flagrante encore, parce qu’une situation de violences conjugales ne prend pas fin, comme par enchantement, avec le départ d’une maison d’accueil.

Nous recommandons dès lors que les points de priorité liés au statut de victimes de violences conjugales soient maintenus pour les femmes et familles qui ont été reconnues victimes de violences conjugales, quel que soit leur lieu de résidence. Et concernant les points liés au statut de sans-abri, nous pensons que des dérogations devraient être accordées dans certaines situations (et les points de priorité maintenus) après évaluation par l’Administration.

Points de priorité « violences conjugales » avant de quitter le domicile

En outre, très régulièrement, des femmes victimes de violences sont dans l’incapacité de quitter leur domicile, que ce soit par manque de place dans les structures d’hébergement d’urgence ou à cause de la composition de leur famille (par exemple, une mère de trois adolescents dont un garçon de 16 ans qui ne sera pas accepté dans certaines maisons d’accueil pour femmes).

Elles ne peuvent pas faire valoir leur statut de victime devant les organismes de logements sociaux. Cela constitue une injustice évidente.

Nous proposons que des femmes seules ou avec enfants puissent bénéficier des points de priorité « violences conjugales » même si elles n’ont pas encore quitté leur domicile.

De même, la catégorisation administrative « sans abri » s’applique aux femmes victimes de violences conjugales quand elles sont hébergées en maison d’accueil.

Concevoir que la violence conjugale ne permet plus de rester au domicile rendrait possible l’accès à un logement public pour les femmes victimes sans qu’elles doivent nécessairement passer par la case « maison d’accueil ».

Toutefois, dans ces situations, l’accès à un service spécialisé offrant un accompagnement personnalisé et proposant des activités collectives visant l’émancipation nous paraît indispensable.

Nous pensons que la réflexion sur le « housing first »[5] qui se développe dans le cadre des politiques d’aide aux sans-abri devrait intégrer la problématique des victimes de violences conjugales.

Multiplier les possibilités de participation

Les décisions en matière d’attribution de logements sociaux relèvent de la Région mais de nombreuses compétences sont déléguées aux communes dans des domaines qui ont un impact fort sur la vie, le quotidien des personnes.

Des outils démocratiques existent bel et bien au niveau local, tels que les Comités Consultatifs des Locataires au sein des organismes de gestion des logements sociaux ou les commissions de rénovation urbaine dans des quartiers dits « d'initiatives ».

Quant au « Programme communal d'actions en matière de logement », que chaque commune wallonne est sensée rédiger tous les trois ans pour ancrer la politique régionale au niveau local, il est mis sur pied en concertation avec les acteurs de terrain que sont les sociétés de logement, ainsi qu’avec certaines associations, dont la nôtre, qui assurent un rôle d'hébergement d'urgence et de transit.

Dans la lignée de ces pratiques participatives - dont les effets et l'efficacité mériteraient d'être évaluées de façon approfondie par ailleurs, notamment quand elles impliquent directement des citoyens - nous profitons de cette période où un programme d'actions 2017-2019 doit être rédigé par chaque commune pour suggérer que d'autres acteurs et actrices participent à l'évaluation des actions déjà entamées et à la réflexion sur les suites à donner.

Nous pensons que les intervenant-e-s spécialisés dans la problématique des violences conjugales qui accompagnent les femmes et familles acquièrent et mettent sans cesse à jour des connaissances du terrain, et en particulier du parc locatif public, qui devraient être mieux exploitées. Ces connaissances sont nourries de leurs observations mais aussi des relations (de confiance) nouées avec les personnes concernées.

Au CVFE, des activités collectives, des ateliers de discussion, de self help et d’échanges d’expérience regroupent des femmes en situation de précarité autour de la question du logement. Seules ou monoparentales, elles ont emménagé dans un nouveau logement où elles aspirent à construisent une nouvelle vie autonome et libre de violence.

Le savoir et le regard critique des professionnels ne peuvent pas se substituer à ceux des habitants eux-mêmes (leur point de vue est « situé », c'est bien celui de professionnels), mais ils n'en restent pas moins en prise avec les expériences concrètes de ceux-ci. Autrement dit, si une démocratie participative doit bel et bien viser à une consultation directe plus régulière des « premiers concernés »[6], la prise en compte du point de vue des intervenant-e-s de terrain n'en est pas moins aussi précieuse qu'accessible pour des élus qui seraient soucieux de cohérence et de représentativité.

La consultation suggérée ici ne porterait donc pas sur « les priorités de l'action publique », mais plutôt, en aval, sur la qualité de l'application de ces priorités par la commune. En étant à l'écoute à mi-mandat de ces travailleuses, mais aussi, grâce à elles, des habitants parmi les plus modestes et peu audibles, les pouvoirs publics locaux se donneraient les moyens d'évaluer plus finement encore les résultats de leur politique de logement (lutte contre l'insalubrité, mixité sociale et mixité fonctionnelle dans les quartiers, qualité des espaces verts, etc.) et d'être au contact des priorités « vécues » des habitants.

En conclusion, il nous semble juste de dire encore une fois combien solliciter le point de vue des intervenant-e-s dont nous sommes au niveau des décisions en termes de politique communale du logement n’aurait de sens que dans la perspective d’une participation plus directe des premières et premiers concerné-e-s en personne.

Ce qui constitue un beau défi si l’on en croit Marie-Hélène Bacqué, chercheuse française co-auteure d’un rapport sur ces questions[7]. Elle a travaillé sur les notions d'empowerment et d'émancipation et questionne des pratiques politiques privilégiant l'écoute des experts à une participation citoyenne ambitieuse : « Si les pouvoirs publics parlent beaucoup de démocratie participative, ils restent très réticents à mettre en place des dispositifs réellement participatifs et à poser la question du pouvoir. De nombreuses concertations se réduisent en fait à des actions d’information sans véritable enjeu (…). Dans le cadre de la rénovation urbaine par exemple les habitants sont consultés sur un projet à partir de détails (la couleur des volets) plutôt que sur leur réel désir de voir des barres d’immeubles démolies. Or, dans un certain nombre de quartiers, la priorité des locataires n’est pas le bâti, mais le social, la formation, la réussite scolaire… Une vraie démarche participative consisterait à construire les priorités de l’action publique avec les habitants [8] ».

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Pour citer cet article:

Roger Herla, "Attribution et gestion des logements publics : Pour une valorisation des savoirs des travailleurs sociaux et de l'expérience des premiers concernés", Collectif contre les violences familiales et l’exclusion (CVFE asbl), juillet 2016. URL : https://www.cvfe.be/publications/analyses/109-attribution-et-gestion-des-logements-publics-pour-une-valorisation-des-savoirs-des-travailleurs-sociaux-et-de-l-experience-des-premiers-concernes

Contact : Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser. – 0471 60 29 70

Avec le soutien du Service de l’Education permanente de la Fédération Wallonie-Bruxelles et de la Wallonie.


Notes :

[1] En tant que femme, wallonne, cheffe de famille monoparentale, locataire, bénéficiaire d’allocations sociales ou travailleuse pauvre et souvent étrangère, comme le rappelaient par exemple en 2013 « Les chiffres-clés de la Wallonie », publication annuelle de l’IWEPS, pp.137 et sv., ou encore « Nos associations sont-elles des oubliettes de la guerre des sexes ou des chambres d’écoute des inégalités de genre ? » (A.Delépine 2015) sur www.cvfe.be/publications/analyses

[2] Notre étude 2013, toujours.

[3] Déclaration intitulée  « Oser, innover, rassembler », pp.58 et sv., publiée le 23/7/14 et consultable à cette adresse : http://gouvernement.wallonie.be/d-claration-de-politique-r-gionale-2014-2019-oser-innover-rassembler. Dans ce document, le Gouvernement stipulait notamment l’importance : -de garantir l’accès à un logement décent, abordable et durable, -de permettre d’habiter et pas seulement d’être logé, -de tendre vers une mixité sociale et une mixité fonctionnelle (variété des fonctions des bâtiments pour que les habitants aient accès à différents services dans leur quartier proche : commerces, activités culturelles et sportives, services sociaux,…) dans les quartiers qui accueillent des logements sociaux locatifs, -d’encourager « la participation des locataires sociaux à la gestion de leur milieu de vie ».

[4] Services pour adultes en difficultés, accompagnés ou non d’enfants, agréés par la Région wallonne dans le Décret du 12 février 2004. Ce Décret agrée et subventionne différents types de structures d’hébergement dont les Refuges gérés par les services spécialisés pour les victimes de violences conjugales.

[5] Housing first : politique qui permet l’accès rapide à un logement décent et à un loyer abordable aux personnes sans domicile fixe. Considérant le logement autonome comme un préalable à une réinsertion sociale durable, ce type de politique garantit le maintien dans le logement grâce à un accompagnement  personnalisé. Le projet « Housing first » est présent dans 8 villes belges dont 3 en Wallonie (Liège, Charleroi et Namur).

[6] De telles pratiques consultatives pourraient d'ailleurs impliquer certains intervenants sociaux dont nous sommes, à certaines conditions dont celle, indispensable, de penser des dispositifs spécifiques de consultation individuelle et collective des femmes que nous accompagnons. Avec la perspective, bien entendu, que cette expérience ponctuelle facilite pour elles une participation accrue à la vie sociale et politique de leur commune.

[7] Bacqué (Marie-Hélène) et Mechmache (Mohamed), Pour une réforme radicale de la politique de la Ville, France, Ministère de la Ville, 2013, 97pages.

[8] Interview parue le 13/10/2013 sur le site de Lien Social : http://www.lien-social.com/L-emancipation-par-l-empowerment (consulté le 3/06/2016).