La pensée (misogyne) et les hommes (masculinistes)

Par René Begon - septembre 2013

Réussir, au cours de la même émission télévisée de 25 min. à faire assaut de propos misogynes tout en offrant une tribune complaisante aux discours masculinistes, ce n’est pas courant sur des ondes de service public. C’est pourtant le défi qu’a brillamment relevé l’émission « La Pensée et les Hommes », le dimanche 11 novembre 2012 avec la bénédiction de la Une (première chaîne du service public RTBF).

A tout seigneur tout honneur, il faut d’abord souligner la performance du présentateur en matière de misogynie pure et simple. Se présentant comme professeur d’université et académicien, ce personnage a débité en quelques minutes un incroyable chapelet d’inepties méprisantes envers les femmes. Passons sur le fait que les premiers mots qu’il prononce évoquent les « excès du féminisme » (notion qu’à aucun moment il ne définira, sinon par référence à ces mystérieux « excès ») et citons quelques-unes de ses perles, qu’il distille pour relancer ses interlocuteurs, mais qui sonnent comme des professions de foi :

« Dans le domaine de la force physique, les hommes et les femmes ne sont pas du tout sur un pied d’égalité. Les hommes sont capables de prouesses physiques, dans les sports notamment, dont les femmes ne sont pas du tout capables. Donc, il y a des différences physiques, c’est une question de complexion, en dehors des différences hormonales. »

« Il y a des différences physiques, dans la complexion, hormonales qui sont visibles et qui sont aujourd’hui niées par celles qui professent la théorie du genre. »

« Y a-t-il une explication au fait que les femmes reçoivent moins de prix Nobel que les hommes, alors que dans les laboratoires, parmi les professeurs d’université, il y a aujourd’hui autant de femmes que d’hommes ? »

« Au-delà des différences hormonales, on observe aussi des différences d’aptitude entre les hommes et les femmes. Par exemple, les femmes ne s’en sortent pas avec une carte routière. Madame qui est à côté du conducteur ne parvient pas à lui indiquer la route. »[1]

En résumé, les femmes sont de « petites natures » (on voudrait le voir jouer contre Serena Williams), elles inventent des théories qui nient les différences biologiques et elles sont incapables de lire une carte routière…

Passons maintenant du festival de goujaterie à la démonstration masculiniste…

« Qu’en pensez-vous, docteur ? »

Comme dans toute bonne émission de plateau, l’impartial animateur s’est entouré d’experts. Un médecin et psychothérapeute, M. Jean-Paul Van Wettere, ainsi qu’un enseignant, M. Jean Gabard, auteur d’un livre au titre très neutre : Les excès du féminisme. Rendre un père à l’enfant-roi et habitué du plateau où il est déjà venu quelques temps auparavant[2]. Et, pour le coup, les deux experts vont en dire eux aussi quelques bonnes…

Prenons par exemple la question du genre. Réponse du bon docteur :

« La théorie du genre cherche à découpler complètement le sexe masculin ou féminin du genre, c’est-à-dire du sexe social (…) Elles (sic) ont cherché à déconnecter ce qui serait de la nature, de l’ordre du biologique dans la différence des sexes et ce qui serait d’ordre culturel, qui subit l’influence de la culture, de l’environnement. En fait, on vient contester l’ordre naturel des rôles attribués aux différents sexes. »

On appréciera au passage la subtilité de la référence à l’« ordre naturel », ordre au sein duquel chacune et chacun devinera qui est au-dessus et qui est en dessous…

Passons à la réponse de l’excellent pédagogue :

« La théorie du genre, qui accorde la plus grande importance à la construction sociale, oublie ce qui a été dit sur le biologique et oublie aussi ce qu’on pourrait appeler la structuration du psychisme, c’est-à-dire qu’un homme est né d’une personne d’un sexe différent, alors qu’une femme est née d’une personne du même sexe. »

Un peu de sérieux, messieurs !

Or, la notion de genre, ce n’est pas du tout cela et ce n’est pas aussi simple. Il s’agit d’une notion qui s’est développée d’abord en Amérique du Nord pour dans le contexte des études féministes, fortement influencées au départ par la réflexion de Simone de Beauvoir :

« La première démarche des études sur le genre a été de faire éclater les visions essentialistes de la différence des sexes, qui consistent à attribuer des caractéristiques immuables aux femmes et aux hommes en fonction, le plus souvent, de leurs caractéristiques biologiques. La perspective anti-essentialiste est au cœur de la démarche de Simone de Beauvoir, quand elle écrit dans Le deuxième sexe, en 1949 : ‘On ne naît pas femme, on le devient’ Il n’y a pas d’essence de la féminité, mais un apprentissage, tout au long de la vie des comportements socialement attendus d’une femme. Ainsi, les différences systématiques entre femmes et hommes ne sont-elles pas le produit d’un déterminisme biologique, mais bien d’une construction sociale »[3].

Il y a d’autres caractéristiques importantes mises en évidence par les études de genre :

Haro sur les mères

Mais, trêve de digression, voulez-vous savoir ce qui se passe vraiment durant l’enfance d’un garçon ? Nos spécialistes vont tout vous dire !

Le docteur Van Wettere :

« Dans les premières années, les réactions garçon-fille sont relativement similaires, mais il y a un moment donné où le garçon va devoir se différencier de sa mère, où il va devoir en quelque sorte investir sa différence sexuelle, anatomique, pour pouvoir se dégager de cette mère, toute puissante à ses yeux puisque dans les premières années la mère lui apporte tout. Et pour ce faire, il va devoir s’appuyer sur cette différence anatomique. Ce sera une étape tout à fait cruciale pour le garçon, qui sera très différente de ce qui se passe pour la fille, parce qu’il devra affirmer son identité sexuelle face à une femme qui est différente de lui. Avec en même temps, l’angoisse de castration parce qu’au moment même où il veut s’appuyer sur cette différence anatomique, il y a la peur de la reperdre, de revenir en arrière vers cette féminité primaire dont il a été l’allié. »

Quant au pédagogue Jean Gabard :

« Dès qu’il s’aperçoit de la différence des sexes – il commence par l’entendre puisqu’on dit ‘il’ pour lui et ‘elle’ pour les filles – le garçon prend conscience qu’il ne pourra jamais être comme sa référence première, c’est-à-dire sa maman. Et pour lui, c’est une castration psychique qui est terrible, on l’appelle la castration primaire et, pour supporter cette différence, il est obligé de la refouler, sinon il ne pourrait pas survivre. En refoulant cette souffrance, il veut se prouver qu’il n’a jamais souffert et pour cela il rejette le modèle maternel pour se prouver qu’il n’a jamais voulu être comme sa maman. Il dit que ce modèle, il n’en veut pas et il va se tourner vers un autre modèle qui est celui d’un homme. Comme tout petit garçon, l’homme a besoin de dénigrer la femme pour pouvoir se constituer autrement et pour échapper à cette souffrance, cette castration primaire. »

Singulière unanimité anti-maternelle et crédo masculiniste de base : sus à la mère castratrice, dont il faut se détacher en la dénigrant !

On est face à un discours post-freudien mal digéré, où le complexe d’Œdipe passe à la trappe, tout comme le père d’ailleurs, pour laisser la place au postulat fantasmatique (et non démontré) de la mère toute puissante.

L’infériorité des femmes

Nos experts ne sont d’ailleurs pas à une contradiction près, car, tout en fantasmant sur la toute-puissance des femmes, ils ne cessent pas non plus de les présenter comme des êtres inférieurs.

Prenons l’exemple du manque de sens de l’orientation féminin : pour le docteur,

« Des études fondées sur l’imagerie cérébrale ont montré qu’il existait des différences sexuelles dans le fonctionnement du cerveau et en particulier que l’homme a plus de facilité avec les tâches topographiques, qui ont à voir avec l’espace, ainsi qu’avec les tâches qui ont à voir avec la mathématique. »

Et concernant le fait que les femmes ne remporteraient pas de prix Nobel, l’enseignant explique :

« Il y a bien sûr les différences biologiques, mais la construction du psychisme fait que les hommes ont tendance à être plus attirés par le pouvoir que les femmes parce que les femmes ont déjà inconsciemment un fantasme de toute-puissance, alors que les hommes savent, depuis qu’ils ont découvert la différence des sexes, qu’ils ne seront jamais tout puissants, donc ils cherchent à conquérir le pouvoir pour se mettre au niveau des femmes qui d’ailleurs veulent admirer les hommes. Pour admirer, il faut être au même niveau, c’est pourquoi les hommes cherchent le pouvoir pour espérer se hisser à ce niveau… Il y a une différence de motivation. Edith Cresson l’avait très bien dit : le pouvoir politique, économique accentue le pouvoir de séduction d’un homme et diminue celui d’une femme. Il y a d’autres différences : il paraîtrait que le fait de faire des découvertes en mathématiques entraîne une jouissance particulière chez les hommes et pas du tout chez les femmes. »

Tandis que le docteur se raccroche à la bonne vieille testostérone :

« Je crois qu’on pourrait y voir aussi le goût naturel de la compétition, influencé lui aussi par la testostérone. L’homme serait plus enclin a chercher la valorisation sociale, y compris le fait de viser un prix Nobel, parce qu’il a davantage le goût de la compétition… Mais peut-être que les choses vont changer puisque les femmes aujourd’hui, compte tenu de toute l’évolution, ont de plus en plus le goût de la compétition. »

Tout est bon pour affirmer l’infériorité féminine : on convoque l’imagerie cérébrale qui montrerait que les femmes n’ont pas le sens de l’espace et sont nulles en mathématiques ; on s’appuie sur leur sentiment de toute-puissance pour expliquer le goût masculin du pouvoir ; au passage, on insinue que le pouvoir fait perdre tout son charme à la femme (mais pas à l’homme !) et on montre que le sens masculin de la compétition est d’origine hormonale (à partir de l’hormone que les femmes n’ont pas, évidemment).

Arrêtons-là cette litanie d’âneries. Etonnons-nous que ces beaux esprits qui ne jurent que par les hormones et le naturel soient incapables d’envisager que les femmes et les hommes sont immergés dans une société inégalitaire, de type patriarcal, c’est-à-dire où les femmes sont systématiquement dévalorisées, où il existe un « plafond de verre » qui bloque l’accès des femmes aux postes à responsabilités, qu’il est faux de prétendre qu’il y a autant de professeurs d’université féminins que masculins (seulement 11% de femmes) et que, dans un univers où l’homme est survalorisé, il n’est pas étonnant que le jury du prix Nobel (essentiellement masculin) ne couronne le cas échéant que peu de femmes…

Tout cela n’a rien à voir avec la biologie et les hormones !

Misogynie et masculinisme

En fait, nous sommes en présence de discours masculinistes caricaturaux pour lesquels les femmes, sous l’influence du féminisme, disposent du pouvoir, alors que les hommes, les pauvres pères, n’ont plus rien à dire, ce qui est très mauvais pour les enfants de sexe masculin…

Les thèses masculinistes sont aujourd’hui connues et décodées : il s’agit d’un courant rétrograde qui souhaite voir restauré un ordre social et familial bouleversé par les « excès du féminisme ». L’ordre en question repose sur la domination masculine et l’infériorisation de toutes les femmes. Cette époque passée est censée représenter un idéal en ce qui concerne l’éducation des enfants - principalement des enfants mâles - qui disposaient alors de repères clairs pour se construire, repères fixés grâce à l’autorité des pères, chefs de famille incontestés. Ces repères auraient disparu dans la société d’aujourd’hui en raison des modifications de rapports de force intervenues entre les hommes et les femmes.

Aujourd’hui, à cause des « excès » ou des « dérives » du féminisme, les hommes, pères infériorisés, seraient en souffrance et il n’existerait plus de contre-pouvoir pour limiter la toute-puissance des femmes et des mères sur les hommes et les garçons, toute-puissance obscure fondée sur le pouvoir de séduction féminin et sur la fonction biologique de la maternité.

Ces affirmations justifient le rétablissement de la domination masculine sur les femmes et les enfants et sont étayées par un argumentaire pseudo scientifique, farci de raccourcis trompeurs, d’affirmations fausses, de soi-disant preuves et de clichés misogynes.

Dans l’émission, les trois intervenants mélangent allègrement des bouts de théories historiques, psychanalytiques, biologiques et génétiques pour tenter d’imposer à la fois l’idée que les femmes sont des êtres inférieurs aux hommes, alors même que leur pouvoir de séduction et leur capacité biologique d’avoir des enfants leur assure une supériorité bien réelle, dangereuse pour les hommes et néfaste pour les fils. Une supériorité qui est encore renforcée par l’émancipation sociale des femmes, par les « excès » du féminisme, toutes choses qui imposent la nécessité d’une contre réaction masculine.

En fait, le masculinisme est la réaction d’un sexe privilégié depuis toujours qui craint de voir diminuer (et non disparaître) ses privilèges devant les revendications légitimes des femmes[5].

Protestations

Inutile de dire que la diffusion de cette émission, pourtant confidentielle en matière d’audience, a provoqué un tollé au sein de nombreuses associations féministes qui se sont immédiatement mobilisées pour protester auprès de l’émission « La Pensée et les Hommes », de la direction du Centre d’Action Laïque et de celle de la RTBF.

Si le président du CAL a répondu aimablement, tout en laissant entendre qu’il ne pouvait pas faire grand-chose, sinon manifester également son mécontentement aux responsables de l’émission, la RTBF de son côté n’a même pas accusé réception du courrier. Cela peut laisser penser que la direction du service public considère que l’audience de la « Pensée et les Hommes » est tellement mince qu’il ne sert à rien de s’en préoccuper…

Dans les courriers envoyés aux différents responsables par notre association, le CVFE, l’accent a été mis sur la mission d’éducation permanente propre au milieu associatif, dont les associations qui défendent la laïcité font également partie :

« Notre association, le Collectif contre les violences familiales et l’exclusion, est agréée en éducation permanente depuis 1983 et agit aux côtés des femmes pour favoriser leur émancipation, combattre les violences qui détruisent leur intégrité physique et psychique, et réduire les discriminations qui entravent leur accès à une citoyenneté entière.

Notre association est attachée aux principes de l’éducation permanente, qui vise l’émancipation culturelle et sociale de tous les citoyens, à travers des démarches éducatives diverses, notamment par des loisirs culturels tels que la télévision.

L’éducation permanente instituée reçoit un soutien financier public pour ‘favoriser et développer chez les adultes une prise de conscience et une connaissance critique des réalités de la société; des capacités d’analyse, de choix, d’action et d’évaluation; des attitudes de responsabilité et de participation active à la vie sociale, économique, culturelle et politique (article 1er du décret du 17 juillet 2003)’.

Il n’est pas concevable que la moitié des citoyens, c’est-à-dire les femmes, ne soit pas visée par ces intentions »[6]

La parole aux féministes, enfin !

En guise de réponse à cet afflux de protestations, l’animateur-académicien a proposé que des représentantes féministes viennent défendre leur point de vue au cours d’une émission diffusée le 12 janvier 2013. Recevant la journaliste Irène Kaufer et la chercheuse Nathalie Grandjean, doctorante à l’Université de Namur, le présentateur n’a en rien renoncé à sa goujaterie, taxant Mme Kaufer de « journaliste entre guillemets » (on se demande bien de quel droit cet homme met ainsi en cause les qualités professionnelles d’une invitée), n’ayant préparé aucune question sérieuse, se contentant de rappeler la thèse de Jean Gabard, interrompant sans arrêt ses interlocutrices, faisant appel à son « expérience personnelle » (dont il semble croire qu’elle touche ontologiquement à l’universel) et, enfin, cerise sur le gâteau, s’adressant à la chercheuse pour lui demander de parler de son expérience « en tant que mère ».

On pourrait rire de cette accumulation de gaffes, si elle était moins consternante. On doit plaindre sérieusement ces deux courageuses dames qui ont accepté de discuter dans de telles conditions, tant il était difficile d’exposer leurs arguments dans une émission conduite de manière si médiocre. Néanmoins, elles réussirent à placer quelques bonnes répliques.

Sur la thèse de Jean Gabard, Irène Kaufer a évoqué avec précision le mouvement masculiniste :

« Jean Gabard s’inscrit dans un phénomène de reflux par rapport au féminisme qui vient du Québec. C’est un mouvement, qu’on appelle masculinisme en parallèle avec le féminisme, mais ce n’est pas pareil. Certains masculinistes considèrent que les féministes sont allées trop loin, qu’il y a quarante ans, <ce mouvement> se justifiait, mais que maintenant que l’égalité existe, cela n’a plus de sens. Les féministes étant allées trop loin la société est aujourd’hui déstructurée parce qu’on a mis en cause le rôle du père. »

Elle a aussi renvoyé ces derniers à leurs chères études, notamment en tant que pères-martyrs :

« Pour dire un mot du rôle du père, les revendications masculinistes sont venues au départ de pères qui après le divorce n’avaient plus de contact avec leurs enfants, ce qui en soi n’est pas contestable. Mais, en tant que féministes, on aimerait bien qu’ils aient plus de contacts avec leurs enfants avant le divorce, qu’ils s’occupent un peu plus d’eux, pas seulement pour jouer, mais aussi pour les nourrir, les habiller, tout ce qui est toujours dévolu aux femmes. »

A propos de l’égalité des droits entre femmes et hommes dont l’animateur-académicien semble penser qu’elle est tombée du ciel, Mme Kaufer a réussi à remettre les pendules à l’heure :

« Il faut dire que si la plupart des pays occidentaux reconnaissent l’égalité des droits entre les femmes et les hommes, c’est grâce aux luttes menées par les féministes. C’est très bien que cela existe, mais si on ne donne pas aux personnes la possibilité d’exercer ces droits, cela reste abstrait. Les femmes ont le droit de vote depuis 1948, mais avant l’instauration des quotas sur les listes électorales, il y avait très peu de femmes élues dans les assemblées parlementaires. Par ailleurs, au niveau communal où il n’existe pas de règles de quotas pour la confection des listes, on observe qu’il n’y a que 11% de femmes bourgmestres. Enfin, j’ajouterai que le plus grand obstacle que rencontrent les femmes pour exercer leurs droits, c’est qu’elles supportent la plus grande partie des responsabilités familiales et parentales, ce qu’on appelle la double journée de travail des femmes. »

Quant à Nathalie Grandjean, interpellée sur son expérience de mère, elle a très habilement envoyé dans les cordes le partisan du déterminisme biologique :

« C’est très gentil à vous de me donner la parole en tant que mère de famille alors qu’on est ici pour parler du combat féministe. C’est très intéressant de voir comme on facilement rabattues sur les rôles féminins les plus traditionnels, comme celui de mère. (…) Elisabeth Badinter avait écrit un livre il y a déjà longtemps sur l’instinct maternel où elle montrait qu’il ne s’agissait pas du tout d’un instinct mais d’une relation tout à fait construite et induite par le social. Vous parlez de lien fort et biologique, mais un lien qui se construit peut être également très fort et pas seulement vis-à-vis de la mère, vis-à-vis du père également. La biologie ne suffit pas pour établir des liens sociaux très forts et le père a aussi un rôle à jouer dans les premiers moments de la vie du bébé. Personnellement, je n’ai pas du tout vécu les choses de cette façon et je m’insurge contre l’idée que la biologie serait la source des liens forts entre le bébé et la mère. Je ne suis pas du tout d’accord avec la vision du déterminisme biologique qui consiste à dire que, parce que les mères portent les enfants, leur donnent la vie, les allaitent, elles sont destinées à s’occuper d’eux majoritairement. Et, en tant que féministe, je pense qu’il faut continuer à se demander comment faire en sorte que les femmes ne soient pas systématiquement confinées dans leurs rôles les plus traditionnels. »

Signalons en passant que le recours à la causalité biologique, notamment pour expliquer la violence conjugale, est une spécialité masculiniste[7]

Réaction de l’animateur-académicien

Interpelé par la représentante liégeoise de la Marche mondiale des Femmes, Nicole Van Enis, le responsable de l’émission lui a fourni une réponse manifestant à la fois sa condescendance et sa parfaite inconscience de l’écart entre ses principes et ses pratiques :

« Je voudrais vous rappeler que l'ambition de notre association est d'amener le lecteur ou le téléspectateur à réfléchir, en toute liberté, sur tous les sujets, y compris les sujets de société (dont certains fâchent, semble-t-il). Nous avons pour mission principale de défendre et d'illustrer le libre examen (…) Nous proposons donc la confrontation des points de vue, en estimant notre public assez adulte pour se forger une opinion. Faute d'une telle méthode, on verse nolens volens dans une forme larvée de totalitarisme philosophique, en développant une seule théorie et sans donner la réplique opportune à cette théorie. De nos jours, les délits d'opinion n'ont plus cours, pas plus que la négation du droit au blasphème. Ainsi, le rôle de notre association ne consiste pas à défendre telle ou telle opinion (hormis quelques principes généraux, comme la séparation de l'Église et de l'État), mais à mettre les diverses interprétations d'une question sociologique en présence, en laissant à chacun le droit de juger librement. »

On fera simplement remarquer que, loin de confronter les points de vue, l’animateur-académicien a ouvert à deux reprises une confortable tribune à des discours masculinistes, sans aucune question critique à leur endroit et, pire, en abondant dans leur sens. D’autre part, si réponse il y a eu de la part de représentantes féministes, ce n’est pas à l’initiative de « La Pensée et les Hommes », mais pour essayer d’apaiser la légitime indignation que l’émission incriminée a provoqué dans l’opinion.

Responsabilité éditoriale

Avec un peu de recul, cependant, on reste sidéré par l’absence de contrôle qui semble entourer la préparation de l’émission « La Pensée et les Hommes » et la gestion des émissions concédées par la direction de la RTBF. Que les masculinistes existent, ce n’est pas une découverte[8]. Par contre, que le responsable d’une émission de « philosophie et de morale laïque » leur offre à plusieurs reprises la tribune de son émission, en dépit de toute considération de déontologie et de responsabilité éditoriale, ça dépasse l’entendement !

Comment tolérer la diffusion de cette émission qui attaque ouvertement le public féminin ? Quel est l’impact éducatif sur les filles et les femmes qui entendent sur la chaîne publique de la Communauté française que leur appartenance au genre féminin implique qu’elles sont des êtres inférieurs, qu’elles sont responsables en tant que femmes de la souffrance des hommes et des échecs scolaires des garçons et qu’il faut au plus vite rétablir une société ancienne, basée sur la domination masculine ?

Les propos tenus sont dénigrants et culpabilisants pour les femmes : elles seraient physiquement et mentalement sous douées, l’histoire le prouverait. Le progrès social, contribuant à l’émancipation des femmes, serait à inverser. La misogynie serait un comportement naturel, une nécessité pour que les garçons puissent construire leur identité. La justification des violences envers les femmes n’est pas loin de ces stéréotypes : provocation de la part des femmes toutes-puissantes; réaction des hommes brimés, obéissant à leur instinct de survie et leur force naturelle.

Comment un libre-penseur peut-il s’abaisser à servir la soupe à ce type de pseudo-intellectuels ? En quoi son attitude relève-t-elle des principes de la laïcité politique à propos de laquelle le site du Centre d’Action Laïque proclame :

« L’histoire de la laïcité s’est forgée par le parcours de la communauté philosophique de femmes et d’hommes qui se reconnaissent dans les valeurs de libre pensée, de libre examen, de tolérance, de citoyenneté, d’émancipation… »[9]

Et, de son côté, comment la RTBF peut-elle tolérer pareil détournement de la mission concédée à un courant philosophique. Il y a d’autres émissions concédées par le service public : émissions religieuses, émissions syndicales. Tolérerait-on qu’une émission syndicale donne la parole à des représentants d’extrême droite ou à des xénophobes ? Les masculinistes ne sont pas fondamentalement différents de ces extrémistes : ceux qu’on a vus ici ont beau sembler relativement inoffensifs, on a bien constaté l’estime dans laquelle ils tiennent la moitié de l’humanité. Mais qu’on ne perde pas de vue qu’aux Etats-Unis et au Canada, les masculinistes sont d’extrême droite et pour certains violents[10].

En tout état de cause, on peut conclure qu’avec de tels porte-parole et de telles méthodes de communication, la laïcité peut facilement se passer d’adversaires…


Pour citer cette analyse :

René Begon, "La pensée (misogyne) et les hommes (masculinistes)", Collectif contre les violences familiales et l’exclusion (CVFE asbl), septembre 2013. URL : https://www.cvfe.be/publications/analyses/237-la-pensee-misogyne-et-les-hommes-masculinistes

Contact :  Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser. – 0471 60 29 70

Avec le soutien du Service de l’Education permanente de la Fédération Wallonie-Bruxelles et de la Wallonie.


Notes :

[1] Toutes les citations des intervenant-e-s des émissions citées ici le sont en texte intégral.

[2] Professeur d’histoire-géographie et conférencier, Jean Gabard n’a publié qu’un seul livre Les excès du féminisme. Du mâle dominant au père contesté (Editions de Paris, 2006), réédité en 2011 avec un nouveau sous-titre. Sa présence dans l’émission n’est donc pas liée à une brûlante actualité.

[3] Berini (Laure) et al., Introduction aux gender studies. Manuel des études sur le genre, Bruxelles, De Boeck, 2008, page 5.

[4] Berini (Laure) et al.,op. cit., pages 5-6.

[5] Voir l’intéressant documentaire In nomine patris. L’homme peut être un loup pour la femme, de Myriam Tonelotto et Marc Hansmann (La Bascule, Allemagne-France, 2005, 52 min.).

[6] Lettre du 25 novembre 2012 au président du CAL.

[7] Brossard (Louise), « Le discours masculiniste sur les violences faites aux femmes : une entreprise de banalisation de la domination masculine », in Le mouvement masculiniste au Québec. L’antiféminisme démasqué, sous la direction de Mélissa Blais et François Dupuis-Déri, Montréal, Les éditions du remue-ménage, 2008, pages 97-98.

[8] Cf. Le mouvement masculiniste au Québec. L’antiféminisme démasqué, op. cit.

[9] Cf. http://www.laicite.be/lalaicite/histoire

[10] Legault (Barbara), « Des hommes contre le féminisme », in A Bâbord (Québec), n° 16, oct-nov 2006 (http://www.ababord.org/spip.php?article176).