Ginger et l'austérité : des citoyennes à part entière

Par Virginie Godet - décembre 2013

L’indépendance, la dignité et le droit a l'intégrité des femmes ne se conçoivent pas sans un minimum de sécurité et d'indépendance financière. Bien conscient de cet aspect des choses, le groupe d'action et de réflexion Ginger a ajouté à son cahier de revendications celles qui traversent tous les mouvements de femmes depuis quelques mois ou quelques décennies concernant l’imposition de mesures d’austérité...

 

Point n'est besoin d'être économiste ou féministe universitaire pour développer une analyse de genre des dernières mesures d'activation du chômage ou de réduction des dépenses dans les matières sociales, la justice ou les politiques de santé. C’est l’indignation qui prévaut quand on vit ce type de régression dans son quotidien, dans sa chair...

Partant de leur expérience quotidienne, les membres du groupe, allocataires sociales, chômeuses, étudiantes ou travailleuses, ont réfléchi ensemble, enrichi cette réflexion d’apports théoriques et décidé de passer à l’action, une action créative, visuelle, pertinente et impertinente.

Constats et risques

Un cadre pour le moins paradoxal ! En tant qu'association d´Education Permanente, on attend du CVFE qu’il soutienne des personnes dans des démarches de développement de leur esprit critique, d’accompagner leur expression collective, alors qu'en raison de l'énergie à mettre dans la recherche d'emploi qui n'existent pas, ces personnes ont de moins en moins de temps et ne disposent parfois même pas de l'autorisation de s'investir dans ces processus qui demandent une grande disponibilité d'esprit.

Comment peut-on avoir l’esprit libre pour se réaliser en tant que personne, alors même que chaque jour il faut, sinon lutter pour sa survie, du moins perdre sa vie à la gagner ? Comment entrer dans une dynamique solidaire quand l’ambiance générale est à l’individualisme et à la recherche de boucs-émissaires, à la loi de la jungle, à l’indifférence, à une certaine forme de résignation ?

Devant l’immensité de la tâche, devant l’amoncellement des difficultés, beaucoup baissent les bras, de moins en moins font le choix de s’engager. Et d’ailleurs, comment faire ?

Dans les conditions économiques actuelles, avec des allocations de chômage d'isolées ou de cohabitantes, les femmes ne peuvent pas vivre seules si elles n’ont pas d’emploi, ni en couple avec un minimum de dignité, alors qu’elles ont souvent cotisé comme tout un chacun auparavant...L'expression « ma moitié » prend tout son sens quand on ne peut contribuer que de manière symbolique au ménage.

Il est intéressant de noter que le statut de cohabitant fut créé dans les années 1980 afin d’éviter la limitation des allocations dans le temps[1] De même, le temps partiel fut longtemps présenté, pour les femmes, comme une manière de concilier vie professionnelle et vie familiale. Or, ces deux statuts vont aujourd’hui présider à la première éviction massive des allocations de chômage.

En effet, les temps partiels ne permettent pas d’ouvrir le droit aux allocations : les personnes qui ont travaillé à temps partiel, avec de longues périodes de chômage entre deux contrats – et qui sont majoritairement des femmes - sont toujours considérées comme étant en « stage d’attente ». D’autre part, les cohabitants, majoritairement des cohabitantes, seront privé-e-s de revenus sans pouvoir avoir recours à l’aide du CPAS. Ils (et surtout elles) seront donc entièrement dépendant-e-s de leur conjoint et ne pourront cotiser pour leur future pension.

Concernant plus particulièrement les violences entre partenaires, comment ne pas s’interroger sur les coupes faites dans les budgets de la justice ? Comment se retourner contre un partenaire violent quand l’aide aux justiciables n’est plus un droit universel, avec un ticket modérateur limitant l’accès au pro-déo, comme l’aurait voulu Annemie Turtelboom[2] ?

Comment comprendre le paradoxe de l'obligation à la mobilité dans un périmètre de 60 km autour du domicile, alors qu'on va réduire voire supprimer des lignes de bus et de train ? Est-ce qu'un revenu de remplacement, qui souvent est en baisse, reste compatible avec l'achat ou même la conservation d'un véhicule ?

Enfin, notons les coupes claires qui vont être faites dans les budgets des plannings familiaux. Sommes-nous occupée-e-s à revenir aux temps des familles pauvres et nombreuses ? Aux temps des femmes maintenues au foyer pour s’occuper d’une ribambelle d’enfants, hélas pas toujours désirés ? Le tableau semble caricatural, mais en sommes-nous fort loin, tout compte fait ? Or, une contraception adaptée et un suivi gynécologique régulier ont un coût qui ne pourra plus être assumé par toutes. Doit-on donc faire l’économie du contrôle de la fertilité ?

Les féminismes à l’épreuve de la crise économique.

La tentation est grande parmi les mouvements sociaux de faire passer la question de l’égalité entre les femmes et les hommes au second plan, quand la crise économique et financière toucherait toutes et tous sans faire de distinction.

Pourtant, force est de constater que les femmes seront les premières touchées par les mesures d’austérité. Ce constat est purement statistique et lié aux différences de statuts, aux différences salariales et aux différences dans les carrières. Ces différences ne sont pas naturelles, elles sont construites, même si nous ne considérons pas qu’elles se perpétuent de façon volontaire – ou du moins voulons nous le croire !

Il importe donc que les mouvements féministes, dans leur multiplicité, s’emparent de la question, pour mettre en avant ce constat et faire des propositions alternatives. Il est temps que les multiples courants, au-delà de leurs divergences, mettent leurs forces en commun pour pointer ces inégalités flagrantes. Seule une action concertée, la convergence des mouvements en des actions ponctuelles, permettrait de renverser le rapport de forces.

Certaines de ces propositions ne sont certes pas neuves, mais nous en pointons actuellement deux, l’une qui fait partie de revendications féministes de longue date, l’autre qui est en cours de discussion.

Individualisation des droits, revenu de base

Il faut rappeler le principe de la plus stricte égalité de tous devant la loi : mêmes devoirs, mêmes droits. La sécurité sociale ne devrait pas aboutir à un système inégalitaire, or c’est le cas. Les cohabitants cotisent comme des citoyens à part entière, mais perçoivent des allocations en fonction de leur situation familiale[3].

Un même revenu pour toutes et tous, inconditionnel et toute la vie [4]? Une idée séduisante et généreuse, mais dont nous redoutons les effets collatéraux. Cela ne sera-t-il pas une occasion de renvoyer les femmes à leurs foyers ? A partir de quand percevoir cette somme ? A la majorité, à la fin des études ? Beaucoup de questions restent ouvertes[5].

Quels sont les moyens d'action actuels du groupe Ginger ?

Les actions réalisées jusqu’à présent ont été créatives et visuelles. Afin de piquer la curiosité des personnes à qui nous voulions présenter le tract contenant nos revendications, nous avons choisi des symboles forts. Ainsi, lors de la journée d’action du 14 novembre 2012, les membres de Ginger se sont coiffées de chapeaux de sorcières et ont défilé sous une banderole dénonçant l’InquisitiOnem, c'est-à-dire les mesures dites d’activation des chômeurs, qui touchent statistiquement plus de femmes.

La figure de la sorcière est choisie à dessein, puisqu’elle est une représentation de la femme libre, réprouvée et exclue de la société. Qui plus est, il s’agit de dénoncer la « chasse aux sorcières » que subissent les demandeuses, -eurs d’emploi.

Depuis peu, nous avons lancé une campagne utilisant le visuel des pirates, afin de dénoncer la double contrainte qui touche les demandeuses d’emploi. En effet, elles sont sommées, comme tout un chacun, d’accepter n’importe quel emploi sous peine d’exclusion et subissent des discriminations à l’embauche liées au sexe. De plus, les formations qui sont proposées sont fortement stéréotypées (aide-ménagère, aide-soignante). Pourquoi les pirates ? Parce que les femmes avaient accès à toutes les fonctions sur les navires de la flibuste, en fonction de leurs compétences et de leur courage, alors que les bateaux des marines royales leur étaient interdits.

Évaluation de nos actions

Il est trop tôt pour évaluer nos actions. Elles ont, en tout cas, donné lieu à des interviews dans la presse alternative (C4, Cétro), mais nous n’avons aucune idée du nombre de lecteurs touchés, ni de l’impact sur ces mêmes lecteurs.

Nous pouvons être fières qu’au sein du groupe, ce soit la solidarité qui ait prévalu dans la situation actuelle, alors qu’une division aurait pu s’installer entre chômeuses, allocataires, dépendantes et les travailleuses. Entre les « productives » et celles présentées comme des profiteuses, des parasites.

Le processus de réflexion continue. L’engagement aussi.


Pour citer cette analyse :

Virginie Godet, "Ginger et l'austérité : des citoyennes à part entière", Collectif contre les violences familiales et l’exclusion (CVFE asbl), décembre 2013. URL : https://www.cvfe.be/publications/analyses/245-ginger-et-l-austerite-des-citoyennes-a-part-entiere

Contact :  Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser. – 0471 60 29 70

Avec le soutien du Service de l’Education permanente de la Fédération Wallonie-Bruxelles et de la Wallonie.


Notes :

[1] http://www.equipespopulaires.be/sites/www.equipespopulaires.be/IMG/pdf/14-Muriel_V_-_Statut_cohabitant.pdf

[2] Le Conseil d’Etat ayant remis un avis défavorable non contraignant. (http://www.lalibre.be/actu/belgique/le-conseil-d-etat-appelle-a-preserver-l-acces-a-la-justice-pour-les-personnes-demunies-51ca098d3570f99cc64aefd7)

[3]http://www.universitedesfemmes.be/admin/upload/1229331102_HPP_IndividualisationDroitsSociaux.pdf

[4] http://fr.wikipedia.org/wiki/Revenu_de_base

[5] http://www.monde-diplomatique.fr/2013/05/CHOLLET/49054