La violence conjugale menace l’intégrité des femmes et les exclut socialement

Par Claire Gavroy - septembre 2012

La lutte contre la pauvreté et le combat féministe contre la violence conjugale ont un objectif en commun : soutenir les personnes qui souffrent d’exclusion dans leur combat pour trouver leur place dans la société et avoir le droit de vivre dans la dignité. L’article qu’on va lire expose la démarche de longue haleine entreprise par le CVFE pour mettre en place un dispositif efficace de lutte contre la violence conjugale à Liège et au niveau wallon.

 

 

Ma première expérience professionnelle, en tant que jeune assistante sociale, c’est à ATD que j’ai eu la chance de la vivre, au sein d’une « petite école » dans le quartier pauvre de Pierreuse à Liège. Au contact de Marie-Hélène Dacos, volontaire, j’ai à la fois appris à connaître la condition sous-prolétaire et mesuré l’importance de s’engager dans un combat collectif. J’ai surtout été marquée par la force des femmes qui, en situation de grande détresse, se battent au quotidien pour leur dignité et celle de leurs petits, pour sauvegarder leur droit à les élever, pour leur offrir un devenir meilleur. Mon parcours m’a éloignée du mouvement ATD, mais mes engagements professionnels en sont restés marqués. Ils ont été orientés vers l’amélioration de la condition des femmes, pour elles-mêmes et pour leurs enfants.

Le mouvement féministe dans lequel je me suis inscrite militait pour que soient reconnues les violences conjugales et toutes les autres formes de violences faites aux femmes parce qu’elles sont des femmes. Les associations qui ont vu le jour dans le cadre de cette mouvance ont mis en lumière le fait que des femmes de toute condition subissaient la domination conjugale dans le secret de leur maison. Et en grand nombre, puisque les statistiques s’accordent à estimer à 20% de la population féminine le nombre de victimes de violences conjugales dans le monde.

La violence conjugale, facteur d’exclusion sociale

Qu’elles soient verbales, psychologiques, économiques, physiques ou sexuelles, ces violences exercées la plupart du temps à l’encontre des femmes les mettent physiquement et psychologiquement en danger, mais elles sont aussi facteur d’exclusion sociale. Les violences conjugales altèrent la confiance en soi des victimes, la confiance en leurs compétences et notamment en leurs capacités à être des mères « suffisamment bonnes », c’est-à dire capables de subvenir aux besoins de leurs enfants. Les services socio-judiciaires, sensés protéger les victimes ou leur venir en aide, constatant les difficultés des femmes à réagir, ont une tendance spontanée à chercher à les rendre responsables des situations qu’elles subissent. Ce qui constitue pour elles une victimisation supplémentaire : inacceptable !

L’approche féministe des violences conjugales est sociologique et politique. Elle a mis en lumière le sort commun vécu par les femmes. En témoigne la définition officielle adoptée par la Belgique. « On entend par violences dans les relations intimes un ensemble de comportements, d’actes, d’attitudes d’un des partenaires ou ex-partenaires, qui visent à contrôler et dominer l’autre. Elles comprennent les agressions, les menaces ou les contraintes verbales, physiques, sexuelles, économiques, répétées ou amenées à se répéter, portant atteinte à l’intégrité de l’autre et même à son intégration socioprofessionnelle. Ces violences affectent non seulement la victime mais également les autres membres de la famille, parmi lesquels les enfants. Elles constituent une forme de violence intrafamiliale. Il apparaît que dans la grande majorité des cas les auteurs sont des hommes et les victimes des femmes. Les violences dans les relations intimes sont le plus souvent, la manifestation dans la sphère privée des relations de pouvoir inégales entre les femmes et les hommes encore à l’œuvre dans notre société ».

Les oppressions se croisent et s’additionnent

C’est sous cet angle, que l’association « Collectif contre les Violences Familiales et l’Exclusion » (CVFE)[1] a créé des services pour venir en aide aux victimes et à leurs enfants : une ligne d’écoute téléphonique, des lieux d’hébergement, des permanences d’accueil, des consultations sociales et juridiques, des programmes d’orientation socioprofessionnelle et de formation, des actions d’éducation permanente. Contrairement aux idées-reçues, des femmes de toute condition, qu’elles soient d’ici ou qu’elles viennent d’ailleurs, y font appel. Toutes se sentent en danger. Les plus menacées recherchent un hébergement, mais toutes ont besoin de dire l’indicible, de se sentir écoutées, soutenues, accompagnées pour reconnaître, comprendre et mettre fin à la dynamique des violences. Elles doivent aussi envisager l’impact de l’exposition aux violences conjugales sur leurs enfants.

Ce caractère universel des violences conjugales nous a fait mettre l’accent sur les points communs à toutes ces femmes et sur les enjeux collectifs qui les lient : la violence de genre. Nous cherchons cependant à prendre aussi en considération l’identité multiple des femmes, leurs différentes appartenances. Nous nous référons ici à la notion d’« intersectionnalité ». Les différentes formes d’oppressions ne se contentent pas de coexister les unes à côté des autres, mais se nourrissent mutuellement au point d’intersection où elles se rencontrent[2].

Ce sont les « femmes venues d’ailleurs », de plus en plus nombreuses et très précarisées, qui ont nourri notre réflexion. Si nous voulons vraiment saisir la diversité des contextes d’oppression, nous sommes conscients que cette réflexion doit s’élargir aux « femmes du Quart-Monde », car nos intervenants s’accordent à considérer que les contacts qu’ils et elles ont avec ces femmes, s’ils sont peu nombreux, sont marquants. Nous avons le sentiment que les femmes du Quart-Monde nous échappent. Le besoin d’être hébergées serait-il secondaire par rapport à la peur d’être jugées ?

Intervenir en contexte de violence conjugale implique aussi de se préoccuper des « auteurs ». Un véritable challenge pour une association féministe ! A Liège, l’Asbl Praxis[3] leur proposait un accompagnement thérapeutique, considérant qu’il fallait prendre en compte leur souffrance là où, du côté des victimes, c’est un travail de responsabilisation des auteurs de violences conjugales qui était attendu. Le risque était grand de voir s’installer entre les deux associations des rapports de force de même type que ceux développés au sein des couples faisant appel à leurs services respectifs. Pourtant, nous avons choisi de coopérer autour d’un enjeu prioritaire : la sécurité de tous, victimes, auteurs, enfants.

Victimes et auteurs : la grille d’analyse du Processus de Domination conjugale

Inspirés par une expérience québécoise[4] et sous l’éclairage apporté par la définition belge des violences conjugales, nous sommes d’abord parvenus nous entendre sur une analyse commune des mécanismes des violences conjugales. Nous nous référons à un modèle commun appelé « Processus de Domination Conjugale »[5]. Il s’agit d’une grille d’analyse assez complexe, qui intègre les dynamiques propres aux victimes, les dynamiques propres aux auteurs, les dynamiques propres aux enfants, mais aussi l’impact sur les violences des interventions des professionnels sensés leur venir en aide.

Plusieurs années ont été nécessaires à la réalisation de cette collaboration, sur un tempo fait d’accélérations (périodes propices à la coopération) et de ralentissements (périodes de gros temps). Si, la plupart du temps, chaque association est en mesure de travailler à la satisfaction des besoins des victimes/des auteurs avec ses méthodes spécifiques respectives, les situations les plus sévères requièrent la collaboration entre les deux associations. Nous avons initié une dynamique de coopération « intersectorielle » qui nous a amenés à questionner nos pratiques professionnelles respectives, à les faire évoluer. Concrètement, nous nous sommes dotés de nouveaux moyens d’évaluer la dangerosité de certaines situations, de protocoles permettant de nous alerter mutuellement, de coopérer dans les situations où la sécurité des personnes est gravement menacée.

Nous avons acquis la conviction que le fait de coopérer constitue une plus-value pour les victimes, les auteurs et les enfants, pour les professionnels que nous sommes et pour d’autres professionnels autour de nous. Notre ambition est maintenant d’élargir cette dynamique de coopération à d’autres professionnels des secteurs socio-judiciaires. Le pouvoir public wallon en a pris la mesure, mandatant le « Pôle de ressources spécialisées en violences conjugales et familiales », que nous formons ensemble, pour diffuser cette pratique de coopération par le biais d’un programme de formation des professionnels[6].

En s’appuyant sur le principe que la violence conjugale s’attaque fondamentalement à l’intégrité physique et morale des femmes qui en sont victimes, le CVFE a entrepris, depuis sa fondation en 1978, une démarche de longue haleine pour permettre aux victimes de se soustraire à la violence, d’abord en ayant accès à un hébergement accompagné et ensuite, par la mise en place d’un dispositif efficace et concerté de prévention à travers la collaboration avec Praxis, puis la création des « Pôle de ressources ». Cependant, parmi les nombreuses questions qui restent en suspens, celle de la difficulté de rejoindre les victimes de violence conjugale vivant en extrême pauvreté est l’une des plus préoccupantes.


Pour citer cette analyse :

Claire Gavroy, "La violence conjugale menace l’intégrité des femmes et les exclut socialement", Collectif contre les violences familiales et l’exclusion (CVFE asbl), septembre 2012. URL : https://www.cvfe.be/publications/analyses/253-la-violence-conjugale-menace-l-integrite-des-femmes-et-les-exclut-socialement

Contact :  Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser. – 0471 60 29 70

Avec le soutien du Service de l’Education permanente de la Fédération Wallonie-Bruxelles et de la Wallonie.


Notes :

[1] Consultez notre site www.cvfe.be

[2]  Roger Herla, « Violence conjugale et intersectionnalité », Liège, CVFE, 2010, 10 pages (www.cvfe.be).

[3] www.praxis.be

[4] Expérience de coopération intersectorielle  entre une maison d’hébergement pour femmes victimes de violences conjugales « La Séjournelle » à Shawinigan (Denise Tremblay) et une association « L’Accord-Mauricie » (Robert Ayotte) dédiée aux auteurs de violences conjugales.

[5] PDC : analyse des violences en tant que processus de domination conjugale.

[6] Offre de formation des Pôles de ressources : www.violencesconjugales.be