Travailler dans l’insertion : Quel public ? Quel contexte ? Quelles contradictions ?

Par Pascale Hensgens - décembre 2011

Que l’on soit formateur ou formatrice, responsable de projets, coordinateur ou coordinatrice pédagogique, secrétaire, directeur ou directrice dans le secteur dit de « l’insertion », il nous est arrivé, à un moment donné ou un autre, de nous interroger sur le sens de notre travail. Au-delà du questionnement sur la notion même de travail et des fonctions que l’on occupe, entendez plutôt « que suis-je en train de faire par mon travail ? », « à quoi et à qui sert-il ? », « quel rôle social suis-je en train de remplir ? », « est-ce que je me sens bien dans ce rôle ? »…

 

Depuis quelques années, la réalité quotidienne des travailleurs et travailleuses du secteur de l’insertion s’est profondément modifiée, accentuant, de manière directe ou indirecte, le questionnement sur le sens du travail effectué. Avec des conséquences extrêmes qui peuvent parfois aller de la résignation au surinvestissement en passant par des périodes de malaise, voire de mal-être.

Pour mieux comprendre cette réalité quotidienne en profonde mutation, commençons par l’exemple des changements observés au niveau du public avec qui l’on travaille quand on est organisme d’insertion socioprofessionnelle : des adultes contraints de se « réinsérer », des adultes en colère, des adultes qui multiplient les problématiques sociales, des adultes épuisés psychiquement et physiquement, des adultes qui ne peuvent plus entrer en solidarité, des adultes qui n’arrivent plus à accéder aux ressources extérieures, des adultes qui n’ont plus comme seule vision des relations humaines que celles étalées dans les émissions de reality-show, des adultes qui considèrent que le pouvoir est aux mains d’un monde politique dévoyé, des adultes qui n’ont plus confiance, des adultes qui subissent diverses formes de violences…

Un travail traversé par le contexte politique et économique

La réalité quotidienne d’un travailleur et d’une travailleuse de l’insertion est aussi traversée par le contexte politique et économique du moment. Du point de vue politique citons, entres autres, la poursuite du plan d’activation des chômeurs que l’on nomme aussi « chasse aux chômeurs », la réorientation des missions du Forem qui peut-être décryptée comme un renforcement du contrôle et de la sanction, le « tri » des chômeurs en 4 catégories selon leur éloignement supposé de l’emploi, la 4e catégorie étant celle des « MMPP », c’est-à-dire les personnes présentant des problèmes de nature médicale, mentale, psychique ou psychiatrique, et dont la « resocialisation » passerait, dans beaucoup de cas, par du travail non rémunéré et par un « accompagnement de soins » obligatoire.

Quant au contexte économique actuel, il a la particularité de toucher doublement le travailleur de l’insertion, dans sa vie privée et dans sa relation de travail avec un public fragilisé. Relevons notamment l’approfondissement des disparités en Belgique entre les riches et les pauvres (plus de 25% en 10 ans), la remise en cause du principe d’indexation des salaires et des allocations sociales, la perspective de la limitation dans le temps des indemnités de chômage, la crise économique qui met en évidence l’emballement d’un système qui défend des capitaux et pas la force de travail…

A la lueur de ces quelques exemples, il apparaît évident que le sens que l’on peut donner à son travail dans le secteur de l’insertion est bien malmené… On pourrait d’ailleurs encore ajouter à cette liste, toute l’ambivalence du travailleur qui à la fois fait partie intégrante d’un système à qui il doit rendre des comptes, mais conteste aussi une partie (ou tout) de ce système et pourtant accompagne d’autres à y rentrer !

Dans cette quotidienneté enchevêtrée, il est parfois rassurant et ressourçant d’écouter, ou de lire, ce que d’autres ont à penser et à proposer concernant l’insertion. C’est la démarche que je vous propose en vous plongeant dans le livre L’insertion : défi pour l’analyse, enjeu pour l’action, rédigé par un collectif de personnes impliquées dans des organismes d’enseignement, de formation et d’insertion, mais aussi des responsables sociaux, politiques et économiques, toutes et tous animés par la lutte contre les inégalités économiques et sociales[1].

L’insertion sous la loupe multidimensionnelle

Dans ce regard interdisciplinaire, la première partie de l’ouvrage présente l’insertion sous les angles sociologique, psychologique et économique. La seconde partie dissèque certains liens entre enseignement et insertion. La troisième partie présente l’évaluation des effets sur les personnes et la quatrième partie s’interroge sur le champ des politiques d’insertion développées pour « lutter contre l’exclusion », « resocialiser », « activer les chômeurs » ou encore les « réinsérer professionnellement ».

L’introduction de la première partie de l’ouvrage montre à elle seule à quel point la notion d’insertion implique une approche multidimensionnelle : « Est-on inséré si on est sans travail ou si l’emploi que l’on occupe est mal rémunéré, à temps partiel ou temporaire ? Est-on inséré si le statut conféré par l’emploi est source de stigmatisation sociale ? Est-on inséré si l’environnement social, professionnel ou familial est réduit à portion congrue ? Est-on inséré si on connaît un état d’épuisement physique ou mental ? »

La seconde partie de l’ouvrage présente deux textes qui s’écartent de l’approche dominante consistant à envisager de manière simplifiée la complexité des liens entre enseignement et insertion, à savoir l’enseignement est le lieu d’acquisition plus ou moins efficace de connaissances et de compétences nécessaires à l’insertion professionnelle. « Cette simplification opère des réductions. La première découle de l’idée très répandue attribuant la non-insertion à un défaut de savoir, savoir-faire et de savoir-être dans le chef de l’individu. Alors que l’insertion dépend aussi des regards, attitudes et comportements des ‘insérés’, de leur souci de contribuer à la construction d’une société produisant moins d’exclusion. La seconde réduction est fondée sur le fait que l’emploi demeure le principal vecteur de l’insertion sociale et accorde peu d’intérêt aux sphères non professionnelles. Or on ne peut isoler la sphère professionnelle des autres, toutes interagissant entre elles. La troisième réduction résulte de la concentration des effets de l’enseignement sur l’insertion à l’âge adulte. Or l’insertion du jeune parmi ses pairs, dans sa famille, dans la société est vectrice d’une insertion future. Enfin la quatrième réduction consiste à négliger les effets de l’enseignement sur des variables psychosociales comme l’identité personnelle, l’estime de soi, le sentiment d’efficacité personnelle qui mériteraient d’être mieux prises en compte parce qu’elles agissent à la fois sur l’acquisition des connaissances et des compétences et parce qu’à la sortie de l’école le faible niveau de ces variables pèse durablement sur la capacité d’un individu à faire reconnaître sa valeur… »

Intitulée « insertion, qualité de vie et processus psychosociaux », la troisième partie de l’ouvrage se centre sur l’individu dans ses interactions avec son environnement. Les auteurs mettent l’accent sur des variables subjectives, comme le bien-être et la santé, ou des variables relatives à l’identité personnelle et sociale en tant que partie intégrante du processus d’insertion. Ils relèvent la nécessité de coordonner des mesures subjectives et des mesures plus objectives considérant alors l’insertion comme un phénomène social. Ils montrent également que, si l’intégration dans l’emploi reste la valeur dominante, les multiples facettes du processus d’insertion et l’existence de mécanismes alternatifs à l’emploi permettent de remplir une partie des fonctions sociales de l’emploi. D’autres chercheurs mettent en évidence « l’importance du sentiment d’efficacité personnelle qui par sa force motivationnelle serait un déterminant majeur des comportements (dont celui de rechercher un emploi ou de s’engager plus avant dans le parcours d’insertion).» Sentiment d’efficacité personnelle qui est renforcé grâce au support social reçu dans les formations et qui permet la (re)construction d’un réseau relationnel structurant et valorisant.

La non insertion est une production sociale

La quatrième partie du livre se penche les actions publiques liées à l’insertion. On y montre que la « construction sociale des groupes et des personnes désignés comme à insérer s’inscrit dans un processus de déstabilisation d’existence de long terme de quasi l’ensemble du salariat et surtout des personnes peu qualifiées, des immigrés, des femmes, des jeunes et des personnes situées dans des secteurs économiques en déclin ». On y relève également « l’ambivalence des politiques d’insertion puisque celles-ci peuvent être un levier pour une intégration effective, tout comme une nouvelle forme de contrôle social et de mise à l’écart pour celles et ceux auxquels notre société ne procure plus de reconnaissance ». Les auteurs mettent également en évidence certaines activités où la logique d’insertion professionnelle s’impose au détriment des autres formes d’insertion notamment au travers de certains services dits de proximité.

Quant au lien entre cette courte et schématique présentation livresque avec la question du sens de notre travail dans le secteur de l’insertion, il est à trouver très explicitement dans ce souhait exprimé par les auteurs du livre : « Notre souhait est que ce travail permette un pas, des pas dans la réduction de deux des inégalités les plus graves : la privation de l’emploi et la non-reconnaissance ou la déconsidération sociale ». En effet, malgré la complexité de notre quotidien de travailleurs et de travailleuses de l’insertion, nous tentons de ne pas perdre de vue l’essence même de notre action. Et quand nous regardons et écoutons les personnes que nous accompagnons, nous pouvons encore prendre la mesure de nos pas…

Mais il semble plus que jamais temps de réaffirmer la conclusion des auteurs de cette analyse de l’insertion : « Dans nos sociétés, l’insertion est devenue un des objets centraux des politiques publiques. La non insertion y est présentée comme un problème social majeur, alors que d’autres phénomènes problématiques qui en sont la source sont moins mis en évidence Il importe donc de réaffirmer par l’analyse que la non insertion ne résulte pas de manques ‘naturels’ de personnes mais est bel et bien une production sociale. Cependant elle est aussi source de souffrances humaines nullement imaginaires. On ne peut donc prétendre la traiter simplement par la dénonciation ».


Pour citer cette analyse :

Pascale Hensgens, "Travailler dans l’insertion : Quel public ? Quel contexte ? Quelles contradictions ?", Collectif contre les violences familiales et l’exclusion (CVFE asbl), décembre 2011. URL : https://www.cvfe.be/publications/analyses/269-travailler-dans-l-insertion-quel-public-quel-contexte-quelles-contradictions

Contact :  Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser. – 0471 60 29 70

Avec le soutien du Service de l’Education permanente de la Fédération Wallonie-Bruxelles et de la Wallonie.


Notes :

[1] L’insertion : défi pour l’analyse, enjeu pour l’action, sous la direction de Georges Liénard, Liège, Editions Mardaga, 269 pages. Tous les auteurs ont été ou sont chercheurs au Cerisis (Centre de recherche interdisciplinaire pour la solidarité et l’innovation sociale), de l’UCL.