Féminisme et engagement professionnel chez les travailleuses du CVFE

Par René Begon - décembre 2011

Notre enquête sur la mixité professionnelle au sein du CVFE donne la parole aux travailleuses. Premier volet : le positionnement personnel des travailleuses par rapport aux valeurs du CVFE, au féminisme et à la violence conjugale est-il significatif dans leur engagement professionnel ?

 

Après avoir décrit la situation des travailleurs masculins et la perception qu’ils ont à la fois de leur position dans l’association et du rôle qu’ils y jouent, nous analyserons maintenant la vision que les travailleuses ont de cette question.

Alors que nous avions interrogé l’ensemble du personnel masculin (c’est-à-dire neuf personnes), cela n’a pas été matériellement possible pour le personnel féminin, beaucoup plus nombreux (83 % des employés). Nous avons dû nous limiter à un échantillon. Huit personnes, représentant l’ensemble des secteurs de l’association (l’accueil et l’hébergement des femmes victimes de violence conjugale, le centre de formation SOFFT, le secteur « Education permanente » et le secteur administratif), ont participé à l’enquête.

Pour rendre cet échantillon aussi représentatif que possible, nous avons choisi, pour chaque secteur, deux travailleuses avec des niveaux d’ancienneté différents. Nous avons aussi orienté notre choix vers des employées membres de l’assemblée générale du CVFE, c’est-à-dire engagées personnellement vis-à-vis des valeurs de l’association. Enfin, nous avons retenu des personnes de profil différent, à savoir des femmes motivées dès le départ par le projet féministe du CVFE, à côté de personnes plus orientées vers l’intérêt professionnel du travail.

Notre premier questionnement a porté sur le partage des valeurs féministes par les travailleuses. Y a-t-il un profil particulier de femme qui est recherché par les responsables d’une association féministe ? Sur la base de quels critères les travailleuses du CVFE ont-elles été recrutées ? Quelle connaissance de la violence conjugale les employées avaient-elles au moment de leur engagement ? Ce seront les questions abordées dans ce chapitre.

Féminisme : au départ ou par la suite ?

Ce qui différencie principalement les travailleurs et les travailleuses du CVFE par rapport aux valeurs du collectif et au féminisme, c’est qu’une proportion significative des femmes se considéraient comme féministes dès avant d’entrer au CVFE. Dans quelques cas, elles ont même orienté leurs études, et notamment leurs stages, de façon à pouvoir avoir une expérience de travail au sein du Collectif.

Toutes les travailleuses interrogées s’accordent sur le fait de partager les valeurs féministes. Le rapport qu’elles entretiennent avec ces valeurs dans leur histoire personnelle permet de distinguer d’une part, celles qui se définissaient comme féministes avant leur arrivée au CVFE et pour lesquelles, dans certains cas, ces convictions ont conditionné leur volonté d’y travailler et, d’autre part, celles qui sont arrivées au CVFE au hasard d’une réponse à un offre d’emploi et qui n’ont découvert ces valeurs et ces objectifs qu’après leur engagement.

Occupant la fonction de responsable pédagogique, une des intervenantes avait déjà une expérience de travail dans un collectif féministe (le Collectif Contraception) et était très motivée par un travail au sein du CVFE : « Je voulais absolument travailler dans un Collectif. Dans mon précédent poste, j’avais été confrontée à la problématique de l’avortement, qui à l’époque, était toujours illégal en Belgique. Je travaillais comme intervenante sociale quatre heures par semaine. Je ne connaissais pas bien les aspects militants et féministes de la démarche. J’ai été très contente quand j’ai vu qu’une place se libérait à SOFFT. Pour moi, c’était vraiment un objectif professionnel. Plus je travaille dans l’association, plus je trouve que le travail avec le féminisme dans une conception militante est important. Je trouve que ça me fait grandir. Au début, je trouvais que c’était une valeur importante, mais maintenant, je pense que c’est vraiment un outil de travail fondamental. »

Le deuxième témoignage émane d’une intervenante qui était familiarisée de longue date, à la fois avec les valeurs féministes et avec le Collectif : « Je connaissais l’association bien avant d’y entrer comme employée… Je connaissais déjà bien les gens qui travaillent dans l’association et, quand je me suis retrouvée au chômage, une personne du comité de direction m’a proposé un quart temps pour faire un atelier système D, qu’elles venaient de mettre en place. Ce qui m’a conduit à accepter, c’était justement le fait que l’association est féministe et mène un combat pour l’émancipation des femmes. Par contre, je ne m’attendais pas du tout à ce qu’on m’engage comme formatrice… »

Deux autres intervenantes (l’une en éducation permanente, l’autre en intervention psychosociale) avaient prévu, dès l’époque de leurs études, de faire leur stage au CVFE.

« Dans mon cas, c’était un véritable choix personnel, dit la première, car j’ai découvert le Collectif et la problématique des violences conjugales en deuxième année de mes études d’assistante sociale et j’ai directement projeté d’y faire mon stage de troisième année, après quoi j’ai trouvé du travail ici. J’avais des idées féministes au départ, mais en plus j’étais particulièrement indignée par la violence envers les femmes. »

« Pour moi aussi, c’est un choix personnel, raconte la deuxième : depuis petite, je suis révoltée par rapport à la condition de la femme. Avant de venir en Belgique, j’étais au Burundi, dans mon pays, où j’étais déjà très sensibilisée à la condition de la femme. J’étais déjà impliquée dans certaines formations. En arrivant en Belgique, j’ai été obligée de recommencer mes études et je me suis orientée expressément dans des études où je pourrais avoir plus d’ouverture dans ce domaine. Et, dans mes stages, je me suis aussi orientée en fonction de la problématique de la violence envers les femmes. J’ai fait mon stage au Collectif et un mémoire sur la manière dont les femmes victimes de violence conjugale voyaient et imaginaient le refuge avant leur arrivée. »

Parfois, le hasard….

Plusieurs travailleurs masculins se disaient, au départ, plutôt humanistes que féministes. Chez la majorité des hommes et chez pas mal de femmes également l’adhésion aux valeurs du collectif a eu lieu après leur engagement, sous l’effet du contact avec le fonctionnement de l’association et de l’expérience de terrain[1].

Le nombre de travailleuses du CVFE qui ont désiré y travailler par conviction féministe est sûrement important, mais, pour d’autres, le hasard est intervenu également dans le sens où elles ont répondu à une offre d’emploi. Certaines étaient attirées prioritairement par un travail social ou un travail dans une association à vocation sociale, sans avoir de principes féministes au départ. Mais toutes affirment que cela correspondait aussi à un sentiment intime, relativement informulé ou que cela les a confortées dans la défense de ces valeurs.

Une éducatrice : « J’ai été engagée comme éducatrice dans l’équipe enfants. Je cherchais un travail avec des enfants, puisque c’est vraiment mon métier, mais je ne savais pas du tout où je débarquais. C’est après coup que je me suis rendu compte de l’endroit dans lequel je travaillais… Cela tombe très bien, car ça correspond à toutes mes valeurs. Mais ce n’était pas un choix de départ de postuler au collectif parce que c’est une association féministe. C’est vraiment le hasard, purement. »

Une formatrice : « Pour moi, la réponse est identique. Je ne connaissais pas le collectif, mais je me suis rendu également compte au fil du temps que ça correspondait à mes valeurs et j’ai même découvert une nouvelle image de ce que c’était le féminisme. Moi, ce qui m’intéresse, c’est le féminisme au quotidien. Mais c’est également un hasard… »

La coordinatrice du secteur administratif : « Il y a trente ans, je cherchais un emploi et l’Onem m’a présenté le Collectif. A l’époque, quand on était candidate à un poste, on devait répondre à un questionnaire. Cela m’a pris une après-midi pour répondre et c’était fortement basé sur le féminisme, sur l’engagement qu’on avait. Cela correspondait tout à fait à mes positions, car j’étais très féministe. J’étais seule avec deux enfants et donc, j’avais des idées très précises sur la vie des femmes. Donc, je suis tombée dans un nid, en quelque sorte, qui me correspondait tout à fait. »

Une employée de l’administration : « Pour moi, c’est pareil, c’est un hasard. Je cherchais à travailler dans le milieu social, mais je ne savais pas ce qu’était vraiment le Collectif. Donc, en postulant, j’avais envie de m’impliquer dans quelque chose de social. J’étais quand même assez jeune et c’est petit à petit que je me suis rendu compte de ce qu’était le féminisme et que cela me correspondait tout à fait… Au fil des années que je travaille ici, j’ai vraiment grandi avec ça et c’est l’image qui me correspond vraiment… »

L’influence maternelle

On peut remarquer un autre point commun entre un certain nombre de travailleuses et de travailleurs : la propension à adhérer aux valeurs féministes a souvent été favorisée par le milieu familial, notamment à travers l’exemple d’une certaine forme d’engagement maternel ou de perception des discriminations dont ont pu souffrir des femmes au sein du milieu familial.

En effet, plusieurs travailleuses signalent que, pour elles, être féministe allait de soi pour des raisons familiales, notamment grâce à l’image d’indépendance de leur mère ou même de leur grand-mère. Plusieurs disent avoir vécu dans un milieu familial très ouvert en matière de relation entre les femmes et les hommes. Certaines évoquent aussi leur indignation pour avoir été témoin d’injustices dont des femmes ont été victimes. L’une des collègues a également connu de la violence dans une relation de couple, ce qu’aucun homme n’a mentionné. Parfois, le fait d’avoir été amenées à travailler dans des milieux majoritairement masculins, voire machos, les a conduites à développer un discours égalitaire.

Une éducatrice de l’équipe enfants: « Je pense que j’ai été élevée dans une famille très peu traditionnelle par rapport à l’égalité homme/femme. Je n’ai jamais dû y réfléchir, parce que, pour moi, ça allait de soi. Avant d’entrer au Collectif, je peux dire que j’ai été relativement préservée, mais il est possible également que, moi-même, je n’aie jamais décodé froidement des attitudes qui auraient pu être dangereuses ou ambiguës, parce que ça ne faisait pas partie de mon univers. Je ne me suis jamais posé la question de savoir si j’étais l’égale de l’homme parce que, pour moi, c’était évident …. A un niveau plus large, au niveau de la société, si j’ai pu à un moment donné être sensible à une forme d’injustice, je ne la décodais pas comme une inégalité homme/femme parce que cela ne faisait pas partie de mon vécu. C’est vraiment au Collectif que j’ai pris conscience de l’inégalité entre les femmes et les hommes. »

La responsable de l’atelier « Système D » : « Dans ma famille, ma mère n’employait pas le terme féminisme. On considérait cela comme normal, naturel. C’est ancré en moi : à un moment donné, on m’appelait la rebelle parce que j’étais déjà en révolte continuelle, très jeune. J’ai eu une mère qui a apporté beaucoup à ce niveau-là, mais j’ai aussi beaucoup discuté, il y a 30 ans, avec ma sœur ou avec des membres du Collectif. Je viens d’un milieu ouvrier où ma mère est devenue veuve très jeune. Elle a dû élever ses derniers enfants toute seule. J’ai fréquenté tout un milieu d’immigration syndicaliste. Chez nous, on a été politisés très jeunes. Ma mère ne disait pas le mot féminisme, mais elle me disait toujours : ‘D’abord, l’indépendance : tu travailles, tu as ton salaire et tu as ton chez toi. Après, tu fais ce que tu veux’. J’ai vraiment grandi avec ces valeurs : le travail, le salaire, l’indépendance ».

Conclusion

Cette première approche de l’engagement professionnel des travailleuses du CVFE met en évidence qu’aussi bien parmi les employées les plus anciennes que parmi les plus jeunes, on rencontre des femmes qui ont choisi de travailler au collectif pour le socle féministe sur lequel s’appuient ses valeurs et ses pratiques. Leur intérêt pour les valeurs de l’association s’affirme aussi dans le fait qu’elles font partie de l’assemblée générale, lieu où se discutent la gestion, les projets du collectif et où sont évoqués en commun les thèmes importants liés à son actualité.

D’autre part, les travailleuses partagent généralement l’analyse politique féministe qui prévaut au sein du CVFE, selon laquelle les femmes sont victimes d’inégalités au sein d’une société qui reste patriarcale à beaucoup d’égards. Elles subissent des discriminations, notamment sur les plans professionnel et salarial et elles constituent l’écrasante majorité des victimes de violences entre partenaires. A tous ces titres, elles ont besoin d’émancipation, d’empowerment, de renforcement de l’estime d’elles-mêmes et d’un accès plus égalitaire aux ressources et aux espaces décisionnels.

Dans cette optique, il ne s’agit pas de vouloir recréer un monde exclusivement féminin à l’écart du monde « normal », mais de laisser aux femmes qui le désirent ou en éprouvent le besoin la possibilité de se ressourcer, de se reconstruire, de se réorienter pour mieux vivre au sein du corps social. Dès lors, il faut concevoir l’ensemble des services offerts par le CVFE comme des « actions positives », des discriminations concertées, mais provisoires, destinées à favoriser l’accès à l’émancipation.

Dans ce contexte, l’introduction de la mixité est un outil pour ouvrir l’association sur l’une des articulations majeures du monde social et lui permettre d’utiliser mieux ses valeurs éducatives et thérapeutiques dans le cadre de ses missions sociales (d’accueil, de formation, d’insertion) au bénéfice de son public féminin.


Pour citer cette analyse :

René Begon, "Féminisme et engagement professionnel chez les travailleuses du CVFE", Collectif contre les violences familiales et l’exclusion (CVFE asbl), décembre 2011. URL : https://www.cvfe.be/publications/analyses/280-feminisme-et-engagement-professionnel-chez-les-travailleuses-du-cvfe

Contact :  Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser. – 0471 60 29 70

Avec le soutien du Service de l’Education permanente de la Fédération Wallonie-Bruxelles et de la Wallonie.


Note :

[1] Voir l’article suivant : « Expérience professionnelle et prise de conscience féministe ».