Inégalités femmes-hommes face au travail : quelle responsabilité de l'école et de l'orientation en général?

Par Roger Herla - juin 2018

La façon dont nos sociétés envisagent le travail, et en particulier le marché du travail, entretient de fortes inégalités entre les sexes. Pour augmenter nos chances de comprendre les mécanismes de cette injustice, il nous semble pertinent de multiplier les angles d’approche.

C’est pourquoi, après avoir posé notre regard sur certaines critiques féministes du travail puis sur le rapport des femmes à l’emploi aujourd’hui, et après avoir abordé les conséquences des inégalités face au travail en aval de la carrière professionnelle, en particulier sur les pensions, nous allons à présent explorer ce qui se passe en amont du monde du travail. Plus précisément, nous nous intéresserons à la façon dont l’école et les logiques d’orientation qui la traversent influent sur les (possibilités de) choix des hommes et des femmes ainsi que sur leur rapport au travail et à la carrière.

 

« On peut donc dire qu’au moment où le droit a supprimé tous les interdits qui empêchaient les femmes d’accéder à certains savoirs, à certaines formations et à certaines professions, c’est à l’intérieur même du système scolaire et universitaire que la croyance à la différence des sexes devient opérante : la division par sexes se reproduit par la répartition des filles et des garçons dans les différentes options et filières qui les destinent à des métiers et à des professions différentes. »

Nicole Mosconi, « De la croyance à la Différence des sexes », p.108.

Constats

1.

« Le parcours scolaire des filles n’a pas cessé de s’améliorer depuis 50 ans. Dans les pays occidentaux, les filles affichent de meilleurs résultats scolaires que les garçons. Elles réussissent mieux aux examens de fin de cycle secondaire et sont désormais plus nombreuses qu’eux à poursuivre des études supérieures et à en sortir diplômées » [1]. En Wallonie par exemple, 38% des femmes ont obtenu un diplôme de l’enseignement supérieur contre 31% des hommes. Et si on ne prend en considération que les personnes âgées entre 25 et 44 ans, la différence atteint les 12% (45% contre 33%)[2].

Les filles réussissent donc mieux, redoublent moins, … et ces diplômes les protègent presqu’autant du chômage que les garçons.

2.

Mais cette révolution dans la scolarité des filles n’empêche pas pour le moment l’augmentation des emplois peu qualifiés pour les femmes : c’est-à-dire dans des secteurs et métiers fortement féminisés.

Surtout, cette révolution s’accompagne d’une reproduction des mêmes « choix » d’étude.  Donc d’une ségrégation forte entre filles et garçons. Dans le secondaire général, les filles continuent de privilégier les études littéraires ou la communication. Tandis que les garçons sont beaucoup plus nombreux que les filles en sciences, math, agriculture ou encore agronomie.

Et au niveau des études supérieures et universitaires, en Wallonie, bien que plus nombreuses à l’entrée et à la sortie de l’université, les jeunes femmes restent moins présentes sur le terrain des Doctorats[3]. Tandis qu’en France les filles réussissent mieux ou aussi bien que les garçons mais sont beaucoup moins nombreuses à passer les concours d’entrée dans les écoles prestigieuses ou à se lancer dans la recherche[4].

L’examen de la réussite comparée des filles et des garçons, depuis le primaire jusqu’à l’entrée dans la vie active, illustre la persistance de parcours très différenciés entre filles et garçons. Ils se caractérisent tant par une moindre réussite scolaire des garçons que par une réussite scolaire des filles en trompe-l’œil puisque celles-ci s’orientent sur un nombre de filières plus limité et, à diplôme équivalent, s’insèrent moins bien en emploi[5]. C’est ainsi que sont alimentées les inégalités professionnelles entre les femmes et les hommes, dont souffre notre pays.[6]

3.

Qu’elles aient été ou non orientées explicitement (notamment après avoir échoué lors d’évaluations), les filles se dirigent donc massivement vers certains secteurs de formation que les garçons fuient. Et inversement.

Nous en déduisons que l’institution scolaire ne se contente donc pas, comme le dénonçaient Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron[7], « de prendre acte de différences qui lui préexistent »[8]. Non seulement l’école n’ouvre pas suffisamment les possibles pour chacun.e des élèves qui la fréquente mais les systèmes d’orientation en son cœur, qu’ils soient formels ou informels, jouent un rôle actif dans la reproduction de parcours scolaires bornés par les normes de genre.

4.

Les pressions normatives et les attentes sociales et familiales en termes de rôles à jouer concernent donc bien les garçons comme les filles. Et ce notamment dans le rapport aux apprentissages et au savoir. « Ainsi, dès le début de la scolarité apparaissent des traitements différenciés des filles et des garçons, principalement en lien avec l’autonomie, la communication et l‘estime de soi des enfants. Ces inégalités scolaires seront par la suite renforcées au cours du cursus scolaire ultérieur »[9].

Car les attentes sociales sont nombreuses et les puissants stéréotypes de genre concernent chaque génération : les conseillers-ères d’orientation comme les professeur.e.s et les élèves. Tout le monde est susceptible de penser que tel « choix » d’étude conviendra mieux aux filles à cause de telle aptitude supposée, de telle caractéristique physique, ... « La preuve ? Les filles y sont déjà majoritaires, et d’ailleurs ça a toujours été comme ça. » Pour le formuler autrement, ça ne pose ni question, ni problème de participer à reproduire une situation qui est considérée comme « l’expression normale des différences de sexe »[10].

5.

La croyance dans une différence fondamentale entre les sexes qui se concrétiserait inévitablement dans des différences de besoins, de capacités ou de tâches n’est pas propre à l’école : socialement construite, elle traverse les différents contextes de vie et les institutions (famille, crèche[11], monde du travail, espace public, …). Il s’agit d’un phénomène qui s’auto-entretient avec une efficacité remarquable. Pour reprendre l’exemple auquel on s’intéresse ici, l’existence de formations considérées comme masculines et féminines « distille l’idée qu’hommes et femmes ont des qualités spécifiques qui les destinent à des emplois distincts »[12].

6.

Deux phénomènes interdépendants méritent d’être présentés à ce stade : la socialisation de genre et la création des identités sexuées.

Par socialisation de genre, on entend un vaste ensemble d’actions, d’images, de mots, de représentations du monde dans lesquelles sont baignés les petits humains dès (avant) leur naissance et qui diffèrent selon que ceux.celles-ci sont biologiquement des filles ou des garçons. Ce qui varie, ce sont notamment la fréquence d’interactions, les pressions à l’indépendance ou à la dépendance, les comportements affectueux et de soin, etc.

Tandis que l’identité sexuée est la rencontre entre d’un côté l’intériorisation de ces normes sociales de masculinité et de féminité et, de l’autre, la manière dont chacun.e de nous s’approprie ces normes à sa façon et se construit en tant qu’être se considérant comme appartenant à l’un des deux sexes[13].

Si la socialisation de genre commence avant même la scolarité et se joue aussi en dehors de l’école, si les normes avec lesquelles nous devons négocier pour former notre identité sexuée traversent bel et bien la société dans son ensemble, l’école n’en est pas moins un espace de vie primordial pour l’un et l’autre de ces phénomènes.

Les enfants y passent un temps très important[14]. Leur socialisation s’y nourrit car ils y acquièrent non seulement des diplômes mais aussi des attitudes et des croyances concernant « les disciplines, les métiers, et ce qu’il est légitime de viser » selon qu’on est une fille ou un garçon[15]. Et la mixité en fait un espace particulièrement crucial de recherche de reconnaissance et d’appartenance, et par conséquent de construction de son identité de fille ou de garçon[16].

Analyse

1.

Dans un contexte où les filières scolaires (ou encore, pour les adultes, les parcours de formation) n’ont pas un impact comparable en termes de reconnaissance sociale et financière car elles sont à la fois sexuées et hiérarchisées, chaque choix qui est fait est un choix à la fois personnel-identitaire –au sens où il raconte quelque chose sur la façon dont la fille/le garçon se voit et s’imagine devenir- et social –parce qu’il raconte quelque chose sur ce que celles et ceux qui l’entourent voudraient (ou ne voudraient pas) le.la voir devenir et sur l’influence des représentations et récits dominants.

Notre analyse de genre des parcours scolaires et par conséquent du travail croise ici celui de la psychologie (sociale). La croyance dans une différence des sexes est partagée et le besoin d’être reconnu.e au sein même de ce système de différences et de hiérarchies est puissant chez la majorité des filles comme des garçons. L’enjeu identitaire est grand, tout particulièrement à l’adolescence.

On perçoit bien combien les choix posés dans le domaine des études le sont dans des marges de liberté limitées, notamment par son sexe. Et on devine combien les pressions au conformisme sont intenses et diversifiées.

2.

De ce point de vue, Marie Duru-Bellat[17] introduit l’idée que les choix plus ou moins contraints de formation ne reflètent pas uniquement les pressions subies dans le milieu scolaire et/ou dans le cadre d’un parcours de formation (par exemple en réinsertion professionnelle). En effet, les jeunes posent des choix d’orientation qui tiennent compte pour une part non négligeable de ce qu’ils.elles savent et anticipent des conditions de travail et de vie familiale propre à leur sexe (partage des tâches domestiques et parentales inéquitables, difficultés à être reconnues et donc engagées dans certains métiers, …). Le rôle de l’école dans la reproduction de parcours de formation différenciés entre femmes et hommes, et donc de conditions professionnelles inégalitaires, est important mais ne devrait pas être surestimé.

« Parler de « choix » n’implique donc pas qu’on ait affaire à des motivations ancrées au plus profond des psychologies, qu’il faudrait tenir pour acquises et respecter au nom de la liberté des individus… Il y a certes une dimension identitaire mais elle est forgée par la socialisation et de plus, il faut considérer qu’à la fois les caractéristiques du marché du travail et tous les messages transmis par la socialisation familiale, scolaire et médiatique fonctionnent comme des « rappels à l’ordre », pour convaincre les jeunes des deux sexes de faire des choix conformes. »[18]

 C’est pourquoi il faudrait mieux observer les unes et les autres pour comprendre « l’impact du système féminin/masculin sur les orientations des deux sexes »[19]. Sans cela, « on fait comme si le problème venait des filles, alors que c’est la question même des possibles qui se pose, quel que soit le sexe. »[20]

Conclusion

Dans les faits, alors qu’elle devrait avoir pour but de faire disparaître les différences/inégalités entre filles et garçons, l’école participe elle aussi à construire des différences entre sexes qui vont se répercuter sur l’emploi des femmes. La division sexuée du travail se joue aussi à l’école.

Elle passe bien entendu par les contenus des enseignements qui au lieu de nourrir l’appétit de liberté et la capacité à la critique chez les membres d’une société forment plutôt ceux et celles-ci dans une optique adaptative et reproductive. C’est pourquoi ils ne permettent que trop rarement de prendre conscience du rôle joué par les femmes dans l’histoire ou encore de décrypter et critiquer les rapports sociaux entre femmes et hommes sur lesquels reposent en partie nos sociétés[21].

Mais la division sexuée du travail passe également par la division sexuée des savoirs et des formations[22]. Certes, la lutte contre les injustices dans l’accession aux postes à responsabilité des hommes et des femmes (ségrégation verticale) semble aujourd’hui très partagée. Mais la ségrégation horizontale, c’est-à-dire le fait que nos parcours scolaires puis professionnels soient fortement déterminés par notre sexe, est, pour sa part, bel et bien ancrée dans nos économies et compatible avec une vision essentialiste de l’égalité entre femmes et hommes, égalité alors perçue comme complémentarité : les différences de parcours entre filles et garçons sont précisément considérées comme des différences et non comme des inégalités [23].

A l’opposé de cette approche, nous proposons de considérer qu’un des rôles de l’éducation permanente est justement de continuer à considérer ces différences non comme le signe d’une inévitable et bienvenue complémentarité mais comme celui d’inégalités de choix inacceptables. Ce qui permet alors de déconstruire simultanément deux mythes complémentaires portant sur l’égalité et sur la différence : « les femmes n’ont pas conquis l’égalité réelle et c’est la croyance à la Différence des sexes et les normes de féminité/masculinité sur lesquelles elle s’appuie qui, structurellement, leur interdit d’y parvenir »[24].  

Il s’agit donc, de nos places respectives (étudiant.e, parent, enseignant.e, intervenant.e en association, conseiller.ère d’orientation) de défendre et concrétiser une conception proactive et subversive de l’orientation qui participera à ouvrir aux jeunes des possibles, « sans que le sexe ne vienne limiter l’horizon »[25].

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 Pour citer cet article:

Roger Herla, "Inégalités femmes-hommes face au travail. Quelles responsabilités de l'école et de l'orientation en général?", Collectif contre les violences familiales et l’exclusion (CVFE asbl), juin 2018. URL :https://www.cvfe.be/publications/analyses/3-inegalites-femmes-hommes-face-au-travail-quelle-responsabilite-de-l-ecole-et-de-l-orientation-en-general

Contact : Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser. – 0471 60 29 70

Avec le soutien du Service de l’Education permanente de la Fédération Wallonie-Bruxelles et de la Wallonie.


 Notes :

[1] Moguérou Laure, « Atlas mondial des femmes. Les paradoxes de l’émancipation. », Autrement, dir. Attamé Isabelle, Brugeilles Carole, Rault Wilfried, pp.46-47.

[2] Claire Dujardin, Christine Mainguet, « Egalité entre les femmes et les hommes. Photographie statistique. Enseignement », IWEPS (Institut Wallon de l’Evaluation, de la Prospective et de la Statistique), 2018.

[3] Ibid, p.61.

[4] Hélène Buisson-Fenet (dir.), « École des filles, école des femmes. L'institution scolaire face aux parcours, normes et rôles professionnels sexués », Bruxelles, De Boeck, coll. « Perspectives en éducation & formation », 2017, 266 p., ISBN : 978-2-8073-0567-0.

[5] En Belgique, cette réalité est notamment marquée dans le domaine culturel et en particulier dans celui du cinéma : les filles sont plus nombreuses dans les écoles mais ne représentent que 25% des salariée.e.s de l’industrie cinématographique. Source : « Derrière l’écran…où sont les femmes ? », étude exploratoire soutenue par la FWB (2016) disponible à cette adresse : http://www.alteregales.be/wp-content/uploads/2017/05/AE2015-14_outil3.pdf

[6] « Filles et garçons sur le chemin de l’égalité. De l’école à l’enseignement supérieur », Ministère français de l’éducation nationale, 2016, p.4. Disponible sur http://cache.media.education.gouv.fr/file/2016/40/1/FetG_2016_542401.pdf (dernière consultation le 30/3/18)

[7] Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron, « La reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement », Paris, Minuit, 1970.

[8] Charlotte Nordmann, « La Fabrique de l’impuissance 2. L’école, entre domination et émancipation. », Amsterdam, 2007, p.42.

[9] Yann Mieyaa, Véronique Rouyer, Alexis Le Blanc, « La socialisation de genre et l’émergence des inégalités à l’école maternelle : le rôle de l’identité sexuée dans l’expérience scolaire des filles et des garçons », L’orientation scolaire et professionnelle, 41/1 : Inégalité sociales et orientation, 2012.

[10] Françoise Vouillot, « L'orientation aux prises avec le genre », Travail, genre et sociétés, vol. nº 18, no. 2, 2007, pp. 87-108. Disponible à cette adresse https://www.cairn.info/revue-travail-genre-et-societes-2007-2-page-87.htm (dernière consultation 15/5/18).

[11] Se référer à ce propos au travail de l’Association pour la Mixité et l’Egalité dans la Petite Enfance (AMEPE) : https://amepe.net/

[12] Marie Duru-Bellat, « L'école, premier vecteur de la ségrégation professionnelle ? », Regards croisés sur l'économie, vol. 15, no. 2, 2014, pp. 85-98.

[13] Yann Mieyaa, Véronique Rouyer, Alexis Le Blanc, « La socialisation de genre et l’émergence des inégalités à l’école maternelle : le rôle de l’identité sexuée dans l’expérience scolaire des filles et des garçons », L’orientation scolaire et professionnelle, 41/1 : Inégalité sociales et orientation, 2012.

[14] Entre 920 et 1000 heures par an pour un élève de 15 ans selon cet article du Huffington Post : https://www.huffingtonpost.fr/2015/11/24/eleves-francais-apprendre-lire-ecrire-compter_n_8636168.html (consulté le 24/5/18).

[15] Marie Duru-Bellat ; op.cit.

[16] Pour celles et ceux qui se reconnaissent dans l’une de ces identités sexuées-là.

[17] Marie Duru-Bellat, op.cit.

[18] Ibid.

[19] Françoise Vouillot, op.cit.

[20] Nassira Hedjerassi, Céline Avenel, “Orientation et formation au prisme du genre : présentation du dossier », Éducation et socialisation [En ligne], 42 | 2016, mis en ligne le 21 octobre 2016, consulté le 14 mai 2018. URL : http://journals.openedition.org/edso/1811

[21] Nicole Mosconi, « De la croyance à la Différence des sexes », L’Harmattan, 2016, p.103 et sv.

[22] Nicole Mosconi, Éducation et socialisation [En ligne], 42 | 2016, mis en ligne le 21 octobre 2016, consulté le 14 mai 2018. URL : http://journals.openedition.org/edso/1811

[23] Marie Duru-Bellat, op.cit.

[24] Nicole Mosconi, « De la croyance… », op.cit, p.268.

[25] Marie Duru-Bellat, op.cit.