Féminicide : nommer la pointe de l'iceberg

Par Roger Herla avec l'équipe décembre 2019

D’abord importé d’Amérique du Sud dans la langue française par les mouvements militants et les associations féministes, le mot féminicide a intégré le Petit Robert en 2015 puis a progressivement fait son chemin dans le langage médiatique et courant. Mais comment est-il né et surtout quelle signification et quelle puissance particulières ses origines et sa jeune histoire lui ont-elles donné ? Que disons-nous quand nous écrivons ou prononçons ce mot-là ?

 

Nous devons reconnaître que de tels meurtres ne sont pas des cas isolés qui surgiraient de façon soudaine et inexplicable,

mais qu’ils sont plutôt la manifestation extrême et ultime des diverses formes de violence préexistantes auxquelles les femmes sont partout confrontées.                          

Rashida Manjoo, ex-rapporteuse spéciale sur les violences faites aux femmes pour les Nations Unies[1]

 

 

Introduction

Selon l'ONU environ 50% des femmes tuées dans le monde sont assassinées par leur partenaire ou un.e proche, contre seulement 5% dans le cas des hommes[2]. Même si des femmes peuvent commettre ou participer à ces crimes (dans le cas de crimes d’honneur, notamment), une très large majorité des femmes tuées le sont : 1) par un ou des hommes et 2) pour des motifs liés à leur appartenance au genre féminin. Ces faits à eux seuls suffisent à montrer la nécessité de trouver les mots justes pour parler des violences extrêmes et spécifiques qui sont faites aux femmes.

Féminicide en est un.

Le concept de féminicide, dans son sens le plus fréquent et le plus large, désigne en effet l’assassinat (quand il y a préméditation) ou le meurtre de femmes ou de jeunes filles fondé sur le genre de la victime. C’est-à-dire le fait de tuer ou d’attenter à la vie d’une femme (ou d’une jeune fille) de façon consciente, dans le cadre d’un rapport de force avec elle lié au fait qu’elle est une femme[3].

Le terme s’inscrit progressivement dans le langage commun. Ainsi, en Belgique, depuis 2017, le blog « Stop Féminicide »[4], mis à jour par la Plateforme féministe contre les violences faites aux femmes, tient un décompte précis (et précieux) des femmes mortes des mains de leur (ex-)partenaire. Le dictionnaire Petit Robert a intégré le mot en 2015. La presse généraliste francophone en fait usage à présent avec régularité et plusieurs articles disponibles sur le net en font une présentation complète[5]. Sur le plan politique, le Grenelle des violences conjugales en France[6] l’a mis en évidence en cet automne 2019. Tandis que le Parlement bruxellois a accueilli au même moment un colloque consacré à la question[7]. Pendant ce temps, dans la rue, la 3è édition de la manifestation organisée à Bruxelles par le Collectif Mirabal à l’occasion de la Journée Internationale pour l’élimination des violences envers les femmes du 25 novembre a été l’occasion de rendre hommage une nouvelle fois aux femmes tuées cette année en Belgique et de réclamer une politique publique plus ambitieuse, à la hauteur de l’enjeu[8]. Enfin, sur le terrain, pour les groupes de femmes qui se réunissent dans notre association pour pratiquer l’auto-défense ou pour travailler sur des thèmes liés à la politique belge ou à la dignité, le terme féminicide s’avère utile aux participantes dans leur analyse critique des prises (et des abus) de pouvoir des hommes sur les femmes.

Le mot fait donc son chemin et c’est d’autant plus important que les diverses réalités qu’il recouvre sont dramatiques et doivent être nommées avec précision si nous voulons nous y attaquer en tant que société.

Dans les pages qui suivent, nous allons rappeler en quoi consistent ces différentes réalités et montrer que l’utilisation du mot féminicide (voire celle de l’expression « violences féminicides »), en lieu et place du terme de femicide privilégié dans les pays anglo-saxons, permet non seulement de les nommer mais aussi de souligner ce qui les lie entre elles, à travers les époques et les frontières : c’est-à-dire les inégalités de genre et la misogynie en tant que ciments des sociétés patriarcales.

 

a)   De quoi féminicide est-il le nom ?

*Du femicide au féminicide. Des Etats-Unis à la Belgique, en passant par le Mexique.

Comme le mot sexisme, créé pour dénoncer les comportements discriminants fondés sur la construction genrée de la société, femicidio et feminicidio sont des exemples de l’utilisation performatrice de la langue. Ils font apparaître une réalité jusque-là invisibilisée et la pertinence d’analyser les crimes contre les femmes sous l’angle de la perspective de genre.

Marylène Lapalus[9]

Les mots sont importants. Et leur absence en dit long sur ce qu’une société n’est pas prête à conscientiser et à regarder en face. La création puis, surtout, l’arrivée dans le langage courant d’un mot pour décrire les morts infligées aux femmes en tant que femmes par des hommes est un événement qui ne peut être que le fruit de luttes sociales. Des luttes menées par des femmes pour dévoiler une réalité jusque-là trop peu et souvent mal prise en compte : au pire niée ou banalisée par ceux-là même qui auraient le pouvoir de faire quelque chose[10], au mieux noyée parmi les statistiques générales sur les morts violentes.

Marcela Lagarde, anthropologue et ancienne députée fédérale mexicaine a fondé le terme de feminicidio (féminicide)[11]. Avec d’autres intellectuelles et militantes mexicaines, elle a été appelée dès la moitié des années 90 à se pencher sur la situation dramatique de Ciudad Juarez : cette ville frontalière des Etats-Unis où de très nombreuses femmes ont été sexuellement violentées et assassinées entre 1994 et 2010, dans des conditions souvent particulièrement sordides[12].

Cherchant à comprendre ce qui se jouait là, pendant un temps incapable de nommer la réalité à laquelle elle était confrontée et les rapports de force en présence, Marcela Lagarde est tombée par hasard sur le livre de Diana Russel et Jill Radford Femicide : the politics of woman killing (1992) qui constitue « la première anthologie sur le meurtre de femmes en raison de leur sexe »[13]. S’appuyant sur ce travail collectif précurseur, la chercheuse mexicaine a alors repris le terme anglais femicide en choisissant de le traduire en espagnol par feminicidio.

Ce léger ajustement a une grande importance aux yeux de Marcela Lagarde elle-même. Et les nuances qu’il apporte pourrait en avoir également pour celles et ceux qui, comme nous, utilisent ce même mot dans sa version française aujourd’hui. Tout d’abord, cette syllabe supplémentaire[14] permet de montrer qu’il ne s’agit pas seulement d’une façon de nommer les meurtres de personnes de sexe féminin : au contraire du mot femicidio, celui de feminicidio ne peut pas être confondu avec une simple version féminine du terme homicide.

Plus fondamentalement, en réaction à tous les discours fatalistes, déresponsabilisant et sexistes (« les violences sont agies par des étrangers ou par des fous », « elles sont inhérentes aux grandes villes », « elles sont liées aux pertes de repères culturels clairs et aux relations hommes-femmes quand ces dernières sortent de leur rôle traditionnel », etc.)[15], le mot feminicidio inclut la dimension genrée et mysogine de l’acte qui a été commis. Sur ce point, il ne diffère pas du terme femicide (en anglais) tel que Diana Russel l’a défini, soit « l’assassinat de femmes par des hommes motivé par la haine, le mépris, le plaisir ou le sentiment de possession à l’égard des femmes »[16].

Mais dans l’esprit de Marcela Lagarde, l’usage du mot feminicidio permet aussi de souligner les rôles majeurs que jouent :

1) la société dans son ensemble (traditions, stéréotypes, valeurs,…) qui tolère, rend possible voire encourage ces crimes et la culture machiste qui les entoure,

2) l’Etat qui devrait se donner les moyens de prévenir, d’anticiper, de contrer et de sanctionner le féminicide et les violences qui les précèdent[17], ainsi que le sexisme et les inégalités de genre dénoncées en 1), dans lesquelles s’enracinent ces violences extrêmes.

Quand nous utilisons le mot féminicide, nous héritons donc aussi, si nous le voulons[18], d’une méfiance élevée à l’égard d’institutions étatiques qui cumulent un haut niveau de corruption et une culture patriarcale hyper-ancrée. Car pour Marcela Lagarde et celles et ceux qui l’ont accompagnée ensuite dans la rédaction de la Loi intégrale pour l’accès des femmes à une vie libre de violence[19], parler de féminicide est une réponse politique à l’impunité et aux violences institutionnelles[20] : en faisant pression pour que l’état assume ses responsabilités et devienne un acteur… de la résolution du problème, c’est commencer à se donner les moyens d’attaquer le nid patriarcal qui produit dans certaines circonstances ces crimes odieux. Pour l’anthropologue, c’est situer le problème à son juste niveau, celui de la démocratie, celui d’une utopie moderne inachevée : l’égalité de faits entre citoyens et citoyennes. C’est-à-dire une égalité qui n’est pas seulement formelle (dans la loi) mais qui se concrétise dans les vies réelles des individus, une égalité incompatible avec la hiérarchie entre les genres et la misogynie qui en découle.

 

Nous venons de voir combien le choix des mots utilisés pour parler de la violence extrême à l’égard des femmes est important. Il l’est notamment aujourd’hui parce que, d’après Femicide Watch, l’observatoire du femi[ni]cide affilié aux Nations Unies[21], l’usage du mot femicide s’est généralisé dans le monde anglo-saxon mais trop souvent dans une définition très large qui englobe l’ensemble des morts violentes de femmes, quel qu’en soit le contexte. Une telle définition permet certes d’améliorer nos connaissances sur le nombre de décès chez les femmes et sur leurs causes, mais elle fait surtout perdre au terme son lien avec la notion de femicide telle qu’elle a été proposée à l’origine par Russsel ainsi que, forcément, avec le terme de feminicidio latino-américain. Le risque est grand que des états, en adoptant une définition élargie du terme, camouflent au passage les rapports de force entre hommes et femmes et la misogynie rampante qui sous-tendent la majorité des meurtres de femmes, mais aussi les problématiques sociétales que ces mêmes états devraient prendre à bras le corps (inégalités de genre et sexisme, stéréotypes,…)[22].

 

*Mais de quelles violences parle-t-on ?

Le terme de féminicide recouvre une réalité complexe et mouvante : sa définition ne sera jamais définitive puisque les violences et les rapports de force dans lesquels elles s’inscrivent évoluent sans cesse. Faisons le point sur ce qu’en disent aujourd’hui les instances internationales susceptibles de faire pression sur les états, dont la Belgique.

Tout en précisant qu’existent des définitions plus larges –et par conséquent moins subversives et politiques - du terme femicide (cf. encart ci-dessus), l’organisation mondiale de la santé (OMS) adopte elle une approche plutôt féministe de la thématique et une définition nuancée du femi[ni]cide.

Pour l’OMS, le féminicide ne surgit pas de façon aléatoire et inexplicable au cœur des relations entre humains mais découle au contraire de structures de pouvoir inégalitaire qui maintiennent souvent les filles et les femmes dans des positions subalternes et/ou marginalisées. En ce sens il n’est pas seulement une forme extrême de la violence à l’égard des femmes, il est aussi l’expression la plus radicale de la discrimination[23] dont elles sont victimes, la réduction la plus radicale d’accès à leurs droits humains. De plus, le féminicide peut arriver dans la sphère intime comme dans l’espace public et l’état peut y jouer un rôle déterminant via ses actions ou ses omissions[24].

L’Organisation Mondiale de la Santé distingue aujourd’hui 4 types de féminicide dans le monde[25]. Le féminicide intime perpétré par un (ex-)partenaire (qui représente à lui seul en moyenne 35% des meurtres de femmes dans le monde). Les crimes d’honneur commis lorsque la victime n’a pas respecté (ou est soupçonnée de ne pas avoir respecté) une tradition ou une loi morale et qu’elle est tuée par sa propre famille pour laver la réputation de celle-ci. Les crimes liées à la dot, lorsque la jeune femme est tuée, par sa belle-famille cette fois, parce qu’elle n’a pas pu apporter une somme d’argent jugée suffisante lors de son mariage. Et les crimes non-intimes qui sont liés à des violences sexuelles (on peut alors parler de « féminicides sexuels systémiques »[26]), comme c’est le cas pour les dizaines de meurtres généralement impunis commis dans les années 90 et 2000 à Ciudad Juarez, ou qui visent les femmes explicitement en tant que femmes, comme lors du massacre antiféministe de l’Ecole Polytechnique à Montréal en 1989.

Les propos de Rashida Manjoo, qui a été la rapporteuse spéciale de l’ONU sur les violences faites aux femmes, complètent cette définition de l’OMS. Elle rappelle quant à elle que l’assassinat ou le meurtre de femmes doit être considéré comme le sommet dramatique d’un continuum de violences imposées aux femmes un peu partout dans le monde à des degrés divers.

Sur cette base à la fois claire et ferme, elle propose de scinder le féminicide en deux catégories de meurtres (killings) bien distincts. Les meurtres directs, tout d’abord, qui incluent les 4 types repris par l’OMS mais aussi certains meurtres de femmes dans le cadre de conflits armés, de femmes indigènes, homosexuelles ou soupçonnées de sorcellerie. Le féminicide de type indirect, ensuite, que Diana Russel appelle aussi le « féminicide caché », qui concerne notamment les morts de filles ou de femmes dans le cadre d’avortements clandestins ou de la traite des êtres humains, par négligence via la faim et la maltraitance physique ou encore en raison de l’inaction (ou au contraire d’actions délibérées) des états.

 

 

b)    Nommer la pointe de l’iceberg pour mieux en dévoiler la partie cachée…

*Ici et ailleurs : des situations qui diffèrent mais un même combat

Quand les sciences sociales s’y sont intéressées de plus près, Ciudad Juarez s’est révélée n’être « que » la 7è ville du pays la plus meurtrière envers les femmes. Et la proportion de féminicides qui y étaient perpétrés par des proches de la victime s’est avérée proche des moyennes internationales[27]. Autrement dit, ce qui s’y déroulait, y compris sans doute dans certaines formes spectaculaires et terrifiantes de féminicides sexuels systémiques[28], n’était pas une exception et une anomalie sur le continent américain mais révélait en fait une réalité bien plus large et tendait un miroir au Mexique, à l’Amérique Latine et plus largement au monde entier.

Nous ne voulons pas utiliser la longue liste de crimes possibles contre les femmes dans le monde pour faire ce qu’ont fait trop longtemps certain.e.s Mexicain.e.s avec Ciudad Juarez : l’utiliser comme un arbre (même impressionnant !) qui cache la forêt des violences faites aux femmes dans notre propre pays. Nous faisons l’hypothèse que les situations de Ciudad Juarez, du Mexique, du Pérou, de l’Afrique du Sud ou du Bangladesh ne sont pas fondamentalement étrangères à ce que vivent les femmes ici. Que ce n’est pas la nature des violences exercées qui diffèrent d’un lieu à l’autre mais plutôt le degré de gravité et de systématisme dans la façon d’exercer ces violences, le niveau d’impunité pour les auteurs, le sentiment d’impuissance ressenti face aux violences par les différentes populations ou encore la volonté d’implication des institutions dans la lutte contre de tels actes[29].

Si on adhère à l’idée d’un continuum des « violences masculines »[30] plutôt qu’à une différence de nature entre les violences faites aux femmes là-bas et ici, les situations de ces différentes zones du monde révèlent ce qui menace et/ou ce qui sous-tend parfois notre propre réalité[31]. En ce sens, les expériences et les mots que nous partagent les femmes latino-américaines sont précieux pour nos propres combats.

Dans le même ordre d’idée, l’adoption du terme féminicide ainsi que le recensement et la dénonciation sans répit des féminicides qui ont lieu sur le territoire belge ou français ne doivent pas cacher, mais au contraire mettre en lumière, le contexte qui les rend possible et les diverses violences qui les entourent -qu’elles relèvent du domaine privé comme les violences conjugales ou de la sphère publique comme les violences institutionnelles exercées par des représentants de l’autorité publique (policier.ère, magistrat.e).

Les féminicides, mais aussi la « violence féminicide » - que la chercheuse mexicaine Margarita Bejarano Celaya définit comme une « forme extrême de violence contre les femmes qui peut déboucher sur leur mort, mais pas nécessairement » et qui inclut également les menaces de mort contre les femmes ou leurs proches[32] - sont rendus possibles par un contexte, par des discours et des croyances, par la relative banalisation des violences qui les précèdent. En somme, le féminicide est la pointe d’un iceberg : en reconnaître l’existence et en mesurer l’ampleur est une étape essentielle dans la lutte contre les violences faites aux femmes. Mais cette partie dramatiquement visible peut aussi nous en révéler la partie immergée et nous forcer à nous y attaquer.

 

* Pour une lutte intégrale

« La solution pour éliminer la violence à l’égard des femmes n’est pas la répression du délit. C’est, en revanche, de s’assurer que les femmes et les hommes sont des partenaires égaux, qu’ils ont les mêmes droits et responsabilités ainsi que les mêmes opportunités et que leur contribution à la société est tout autant appréciée et respectée ». [33]

Dans un contexte de violences de genre qui traverse les sociétés humaines (même s’il diffère en degré d’un lieu et d’un temps à un autre), on ne peut espérer transformer les rapports sociaux de sexe (les rapports de force entre femmes et hommes) en profondeur qu’à trois conditions : la lutte contre l’iceberg des violences de genre doit être menée avec une approche intégrée[34] ; ce combat doit être basé sur une lecture intersectionnelle des violences qui permette de comprendre les vécus spécifiques liés au genre mais aussi à la race ou à l’âge… et la façon dont ils influent sur la vulnérabilité de certaines femmes ; le monde politique doit en faire une priorité à long terme, former ses fonctionnaires de façon continue et financer le monde associatif avec ambition et détermination.         

 

Une politique intégrée ?

 

* Au niveau d’un pays, les 4 « P » de la Convention d’Istanbul :

L’importante Convention pour la prévention et la lutte contre les violences à l’égard des femmes et la violence domestique du Conseil de l’Europe (dite Convention d’Istanbul, 2011) préconise une approche des violences qui passe par :

 

La Prévention de la violence par des mesures s’inscrivant dans la durée qui traitent les causes profondes de la violence et qui visent à faire évoluer les mentalités, le rôle des hommes et des femmes, et les stéréotypes de genre qui rendent la violence à l’égard des femmes acceptable;

 

La Protection des femmes et des jeunes filles qui courent un risque avéré et la mise en place de services spécialisés d’aide aux victimes et à leurs enfants (foyers, services d’assistance téléphonique 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, centres d’aide d’urgence accessibles aux victimes de viols et de violences sexuelles);

 

La Poursuite des auteurs, y compris en autorisant la poursuite des enquêtes et des procédures pénales si la victime retire sa plainte;

Et, pour chapeauter le tout, l’adoption et la mise en œuvre, à l’échelle nationale, de «Politiques intégrées», efficaces, coordonnées et globales, c’est-à-dire comprenant toutes les mesures susceptibles de prévenir et de combattre toutes les formes de violence à l’égard des femmes.[35]

 

* Au niveau du terrain : le Processus de Domination Conjugale

Du point de vue de l’intervention de terrain, une approche concrète et intégrée des violences domestiques passe notamment par un vocabulaire et des outils communs de compréhension et d’évaluation des situations.  En Région Wallonne et à Bruxelles les Pôles de ressources en Violences conjugales forment les divers.e.s intervenant.e.s depuis le début des années 2010. Inspirées de l’expérience québécoise concluante du Carrefour-Sécurité, ils proposent de baser la lecture des situations sur le Processus de Domination Conjugale (PDC) qui permet à la fois de saisir les dynamiques conjugales et familiales en jeu et d’évaluer l’évolution de la dangerosité (de la « sévérité »).

Tout l’enjeu est que les différent.e.s acteurs.trices concerné.e.s (magistrate, policier, éducatrice en maison d’accueil, psychologue dans un service accompagnant les auteur.e.s de violences, assistant social du Service d’Aide à la Jeunesse,…) se donnent les moyens…ou plutôt que les moyens leur soient octroyés pour pouvoir échanger des informations pertinentes dans les limites que fixe le secret professionnel partagé.

 

* Et en Belgique, de façon générale ?

Des progrès réels mais fragiles ont été faits depuis le début du siècle. Mais la situation reste loin d’être idéale en matière d’approche intégrée des violences (conjugales). Dès lors, en matière de « politique intégrée » le regard avisé du monde associatif sur les politiques publiques reste indispensable. Cette critique de l’Etat, qui comme nous l’avons vu est présente en filigrane dans le concept de feminicidio tel qu’il a été fondé au Mexique, le monde associatif belge l’a d’ailleurs appliquée avec la rédaction du Rapport alternatif sur l’application de la Convention d’Istanbul par la Belgique[36], dont voici trois très brefs extraits parlants :

Le plan d’action national « ressemble davantage à une liste de mesures accumulées sans vision globale et cohérente » (p.18).

Aucun « décret ne permet le financement de la prévention des violences avant qu'elles ne surviennent, empêchant la mise en œuvre d'une politique préventive à long terme et réduisant les mesures des pouvoirs publics à des initiatives ponctuelles et peu efficaces » (p.20).

Ce qui est souhaitable : « une politique globale et coordonnée de prévention primaire qui traverse tous les niveaux et domaines de compétences politiques, incluant des objectifs quantitatifs concernant la diminution de l'incidence et de la prévalence des violences, des budgets spécifiques et suffisants et un mécanisme d'évaluation d'impact » (p.10).

 

 

Le rôle de la justice en particulier apparaît à la fois fondamental et problématique. D’un côté, les recherches sud-américaines montrent que l’intégration du concept de féminicide dans le code pénal[37] et le combat contre l’impunité des auteurs dans le domaine des violences faites aux femmes est une des bases de la lutte contre les violences féminicides[38]. De l’autre, nous savons que la réponse pénale, notamment pénitentiaire, à ces violences n’a rien d’idéal. Notamment parce que, d’un point de vue très pragmatique, de nombreuses recherches ont montré que la sanction, et en particulier l’incarcération, ne diminue pas forcément le taux de récidive des auteurs d’infraction pénale[39]. Mais aussi, d’un point de vue moral et philosophique, parce que la structure patriarcale de notre société –hiérarchique, coercitive et violente- s’appuie notamment sur la prison et que celle-ci permet que se reproduisent en son sein, souvent de façon très violente, des types de rapports au monde (des rapports de force, en l’occurrence) que les mouvements féministes combattent sans répit et qui sont à l’origine des violences que la peine est censée punir[40].

Nous en tirons une conclusion mixte : des institutions qui peuvent garantir des enquêtes compétentes et une justice rapide et équitable sont indispensables mais, vu les effets incertains et parfois contre-productifs de l’incarcération sur ceux qui la vivent (et sur leurs proches, dont notamment des victimes de violences conjugales), il faut que nous continuions à réfléchir en même temps à des sanctions alternatives qui fassent sens et à investir lourdement dans la prévention, dans le travail en amont avec les enfants, avec les jeunes des deux sexes et de tous les genres. Travailler au présent à contrer la violence tout en gardant à l’esprit et en luttant pour une société à venir qui soit libre de violences. En sachant que ce volet préventif, cet investissement sur le long terme autour des rapports sociaux liés au genre (questionnement des stéréotypes et de leurs effets sur le réel, dévoilement et critique des privilèges, …) dépendent du monde associatif (donc du financement public) et de la capacité des individus, et en particulier de celle des hommes, à (se) mobiliser.

 

 

Conclusion

Les associations, institutions et personnes qui choisissent d’utiliser le terme de féminicide s’inscrivent dans l’héritage des luttes latino-américaines pour que soient reconnues et combattues les violences masculines à l’égard des femmes.

Dire féminicide, c’est exiger une lecture genrée des violences faites aux femmes.

Dire féminicide, c’est dénoncer la persistance des rapports de domination des hommes sur les femmes, c’est affirmer que les violences entre (ex-)partenaires s’inscrivent dans l’ensemble plus large des violences faites aux femmes et que la tentative de meurtre d’une (ex-)partenaire n’est que la manifestation extrême d’un rapport de force entre femmes et hommes qui passe par de multiples autres passages à l’acte (propos sexistes au travail, harcèlement de rue, violences psychologiques et économiques dans le couple,…).

Dire féminicide, c’est interpeller la société dans son ensemble et questionner en particulier le rôle que joue l’Etat dans la prévention de ces violences, la protection des victimes et la poursuite des auteurs.

Dire féminicide, c’est affirmer que LES féminicides en tant que passages à l’acte ultimes ne peuvent être combattus efficacement que si on s’attaque AU féminicide en tant que logique reliant entre eux les différents meurtres de femmes par des hommes. Logique de pouvoir. Logique de domination et de contrôle.

 

  pour télécharger l'analyse  

 


Pour citer cette analyse :

Roger Herla, "Féminicide : nommer la pointe de l’iceberg", Collectif contre les violences familiales et l’exclusion (CVFE asbl), octobre2019. URL : https://www.cvfe.be/publications/analyses/304-feminicide-nommer-la-pointe-de-l-iceberg

Contact :  Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser. – 0471 60 29 70

Avec le soutien du Service de l’Education permanente de la Fédération Wallonie-Bruxelles et de la Wallonie.


 NOTES DE BAS DE PAGES

[1] Rashida Manjoo, Rapport pour l’ONU, Bangkok, 11/2014 : https://www.unodc.org/documents/justice-and-prison-reform/IEGM_GRK_BKK/Statement_on_Gender-related_killings_for_Bangkok_meeting_November_11_2014.pdf

[2] https://www.un.org/fr/events/endviolenceday/

[3] Et non, de façon plus générale, en tant qu’être humain, comme c’est le cas par exemple si un braqueur de banque tue sciemment une employée qui lui barre le chemin : dans ce cas précis, le sexe et le genre de l’employée n’ont, a priori, pas d’influence sur l’acte meurtrier.

[4] http://stopfeminicide.blogspot.com/p/violences-machistes.html

[5] Par exemple celui-ci, issu de la rubrique Terriennes, sur le site de TV5-Monde : https://information.tv5monde.com/terriennes/qu-est-ce-qu-un-feminicide-definition-et-origines-309677

[6] Un Grenelle est en France, depuis 1968, un large débat politique censé déboucher sur un accord visant à résoudre des problèmes concernant une question sociétale importante.

[7]https://www.faml.be/colloque2019/?fbclid=IwAR1V74qzwHLCOLsAlJQkSow7aP7FKxvdgp5G6RxEQPPGNc7EM8a1o2TJSfQ

[8] https://mirabalbelgium.org/

[9] Marylène Lapalus, « Feminicidio / femicidio : les enjeux théoriques et politiques d’un discours définitoire de la violence contre les femmes », Enfances Familles Générations, 22 | 1, pp. 85-113.

[10] Comme ce fut le cas à Ciudad Juarez, au Mexique, quand le gouverneur de la région du Chihuahua, Francisco Barrio, réfutait l’existence même des massacres de femmes et/ou en imputait la responsabilité aux femmes elles-mêmes.

[11] Conférence de Marcela Lagarde, 16 octobre 2015, Faculté des Sciences sociales (FLACSO), Université de Quito, Equateur : https://www.youtube.com/watch?v=f3jsrOQYVKE

[12] Pour plus de détails, lire l’article de Jules Falquet, « Des assassinats de Ciudad Juarez au phénomène des féminicides : de nouvelles formes de violences contre les femmes ? » http://www.contretemps.eu/des-assassinats-de-ciudad-juarez-au-phenomene-des-feminicides-de-nouvelles-formes-de-violences-contre-les-femmes/#_ftn17

[13] Jules Falquet, idem.

[14] Qui trouve son origine dans la racine latine feminis.

[15] Marylène Lapalus, op.cit.

[16] Diana Russell en 2008, citée par Celeste Saccomano, « El Feminicidio en América Latina : vacìo legal o déficit del Estado de derecho ? », Revista CIDOB d’Afers Internacionals n.117, p. 51-78.

[17] Les chercheuses mexicaines ont montré que les violences peuvent parfois se prolonger après un(e tentative de) féminicide comme c’est le cas quand les proches sont stigmatisé.e.s ou la victime survivante blâmée, quand l’enquête est bâclée et l’auteur « introuvable » et impuni,…

[18] Cet héritage ne nous est pas imposé : il est une possibilité, un potentiel au cœur du mot féminicide. Nous pouvons choisir d’exploiter ou non le potentiel en question, que ce texte essaye d’éclairer.

[19] http://www.diputados.gob.mx/LeyesBiblio/pdf/LGAMVLV_130418.pdf

[20] Celeste Saccomano, op.cit. Par violences institutionnelles, on entend des violences répétées et non-sanctionnées commises par des fonctionnaires d’état ou leurs représentant.e.s (policiers.ères, magistrat.e.s, polititicien.ne.s) dans le cadre de leur travail, que ce soit volontairement ou non, par négligence, ignorance, habitude, volonté de nuire ou un mélange de ces différentes ingrédients.

[21] http://femicide-watch.org/

[22] Alec Cunningham, « Linguistic cracks in the femicide campaign : why femicide must be repatriated », 2016 : http://ohrh.law.ox.ac.uk/linguistic-cracks-in-the-femicide-campaigns-why-femicide-must-be-repatriated/

[23] Dans un document édité par le Conseil de l’Europe concernant la situation polonaise en matière de lutte contre les violences faites aux femmes, nous trouvons par exemple ces propos : « Ce concept-parapluie de violence faites aux femmes, qui inclut toutes les formes de violences, considère qu’elles trouvent leur origine dans une racine commune qui est la discrimination contre les femmes et reconnaît que ces violences sont à la fois une cause et une conséquence d’un déséquilibre de pouvoir entre femmes et hommes ». https://rm.coe.int/CoERMPublicCommonSearchServices/DisplayDCTMContent?documentId=090000168064ecd8

[24] http://femicide-watch.org/products/what-do-we-mean-femicide-editorial-team ; Le Grenelle des violences conjugales français dont on a parlé plus haut a par exemple remis en évidence les failles dans la coordination et le partage d’informations entre les différent.e.s professionnel.le.s impliqué.e.s dans les situations de violence conjugale à haute dangerosité. La responsabilité de l’Etat est notamment engagée dans la formation (ou l’absence de formation) de ses fonctionnaires et plus largement dans les moyens donnés aux intervenant.e.s concerné.e.s pour accompagner les couples et familles concernées. Lire par exemple à ce propos Luc Leroux, « La lutte contre les féminicides bouleverse les pratiques de la justice », Le Monde, 3/12/19.

[25] https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2018/02/02/qu-est-ce-que-le-feminicide_5251053_4355770.html

[26] L’expression est de Julia Estela Monarrez Fragoso, citée par Jules Falquet, op.cit.

[27] Selon la chercheuse québécoise Marie-France Labrecque, également citée par Jules Falquet, op.cit.

[28] Jules Falquet estime que les massacres des années 90’ et leur traitement médiatique ont eu un effet anesthésiant sur la société civile mexicaine. Elle insiste aussi sur l’importance de bien comprendre le contexte géographique, économique, politique et militaire de l’époque pour pouvoir donner sens à la violence. Car à ses yeux celle-ci « est le fruit d’une histoire politique, économique et militaire tout à fait traçable, avec des acteurs clairement identifiables et des alliances internationales précises avec des pays du Nord comme les Etats-Unis, la France ou Israël  (impliquant l’instruction militaire, la vente d’armes et de savoir-faire), et non d’une quelconque barbarie machiste incontrôlée issue de la jeunesse masculine pauvre des pays du Sud. Il ne s’agit pas non plus d’une vulnérabilité naturelle des femmes, même appauvries et racisées », op.cit.

[29] On sait par exemple que la négligence policière ou judiciaire joue un rôle en Belgique aussi dans le maintien des violences. Voir à ce propos l’étude de Vie féminine : « Violences faites aux femmes : pourquoi la police doit jouer son rôle » : http://engrenageinfernal.be/wp-content/uploads/2018/04/Etude2018_R%C3%B4lePoliceViolences.pdf

[30] Ici encore, il est intéressant de lire le site que Vie Féminine a consacré à ce qu’elles ont nommé l’engrenage infernal des violences masculines : http://engrenageinfernal.be/

[31] Par exemple la persistance de certaines formes de machisme au sein d’institutions publiques (police et justice) ou plus largement de ce que les féministes étasuniennes ont appelé dès les années 1970 la culture du viol.

[32] Margarita Bejarano Celaya, « El feminicidio es sòlo la punta del iceberg », Regiòn y sociedad, vol.26, 2014 : http://www.scielo.org.mx/scielo.php?pid=S1870-39252014000600002&script=sci_arttext

[33] « A l’abri de la peur, à l’abri de la violence », document du Conseil de l’Europe présentant les objectifs de la Convention sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (Convention d’Istanbul). https://rm.coe.int/CoERMPublicCommonSearchServices/DisplayDCTMContent?documentId=090000168046eb29

[34] Ou transversale, ou holistique, peu importe le nom qu’on lui donne. Voir à ce propos l’encart qui suit.

[35] Extrait d’un document édité par le Conseil de l’Europe présentant la Convention d’Istanbul : https://rm.coe.int/168046e60b

[36] Le rapport alternatif est disponible ici : https://www.amazone.be/wp-content/uploads/2019/02/19rapportalternatif.pdf

[37] Voir par exemple à ce propos la campagne d’Osez le féminisme en France : http://reconnaissonslefeminicide.olf.site/ ou cette chronique diffusée sur France Culture https://www.franceculture.fr/societe/le-terme-feminicide-interroge-le-droit

[38] Celeste Saccomano, op.cit.

[39] Gwenola Ricordeau, « Pour elles toutes. Femmes contre la prison. », Lux Editeur, 2019, p.70 et sv.

[40] Diane Bernard, Professeure de Droit et Philosophie à L’Université St Louis et membre de l’asbl fem&LAW : allocution lors du Colloque Féminicides –L’urgence d’agir contre les violences envers les femmes, 16/11/19.