Implantation d'Alibaba à Liège : quels emplois pour les femmes ?

Par Anne-Sophie Tirmarche -novembre 2021

Lundi dernier, Alibaba lançait officiellement ses activités sur le site de l’aéroport de Liège. L’arrivée du géant de l’e-commerce a fait couler beaucoup d’encre et provoqué l’ire de nombreuses associations et citoyen·nes. Parmi les griefs formulés figure l’incertitude par rapport à la quantité, la qualité et la pérennité des emplois ainsi créés. L’impact d’une vraisemblable semi-automatisation sur l’emploi, notamment, est questionné. Fort du constat selon lequel la dimension de genre a été jusqu’ici absente des débats, c’est sous ce prisme que le CVFE souhaite ici apporter une contribution.

 

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Introduction

Ce lundi 8 novembre, la branche logistique d’Alibaba, Cainiao, a officiellement lancé son centre de tri et de distribution. Ce premier entrepôt occupe actuellement plus de 200 personnes sur le site de Liège Airport[1]. Le projet d’implantation de ce géant chinois de l’e-commerce à Bierset, annoncé fin 2018 suite à la signature de l’accord entre Alibaba, la Région wallonne et le Gouvernement fédéral, devient réalité. Et avec lui, semble-t-il, la création des premiers emplois tant espérés par les autorités, mais au cœur de nombreux débats. Les collectifs Stop Alibaba & Co et Watching Alibaba, fermement opposés au projet, ont toujours fait part de leur scepticisme : non seulement le nombre d’emplois créés reste incertain, mais la qualité de ces emplois est également mise en doute (contrats précaires, horaire de nuit, pression à l’hyperproductivité…). Une question en particulier taraude ces collectifs : celle de la pérennité des emplois face à une vraisemblable semi-automatisation (soit l’association entre l’innovation technologique, destinée à augmenter la productivité, et le travail humain, maintenu tant qu’il coûte moins cher que la machine)[2].

Le CVFE partage les constats et craintes mis en lumière par ces collectifs[3]. À un « détail » près : l’analyse de genre, jusqu’à présent absente des débats. D’où la question : quels emplois pour les femmes ? Basée sur la littérature existante en la matière, cette analyse « prédictive » dessine le paysage de l’emploi en entrepôt logistique à l’ère de la numérisation de l’économie, avec pour fil conducteur l’effet différencié de la création d’emplois et de l’impact de la technologie pour les hommes et les femmes.

Quels emplois, pour qui ?

C’est une question posée par le public présent à la journée d’étude du 7 mars 2020, le « « Big Bang Alibaba » : Quels enjeux socio-économiques pour la logistique aéroportuaire à Liège ? », qui a sorti furtivement de l’ombre la « distinction entre travailleurs et travailleuses »[4]. L’intervenant, le sociologue français Lucas Tranchant, explique alors que la main-d’œuvre ouvrière en entrepôt est composée à 80 % d’hommes (souvent issus de l’immigration). Il nuance néanmoins : la répartition genrée diffère fortement selon le type d’entrepôt, avec une majorité d’ouvriers dans les entrepôts industriels, et une majorité d’ouvrières dans les entrepôts, actuellement minoritaires, centrés sur les activités de conditionnement (qui nécessitent de la minutie, qualité dont les femmes seraient, selon les entreprises, naturellement dotées). La division sexuelle du travail s’organise aussi d’après le type de produits commercialisés : aux ouvriers les produits jugés lourds, tels que les boissons, aux ouvrières les produits jugés légers ou féminins (produits ménagers, textiles, de luxe)[5]. Quid des entrepôts d’e-commerce, soit ceux qui nous intéressent plus particulièrement dans le cadre de cette analyse ? Ils tendraient, toujours selon Lucas Tranchant, vers une plus grande parité. Les femmes seraient donc plus nombreuses dans les entrepôts d’e-commerce qu’ailleurs – surtout aux postes les moins qualifiés -, tout en y restant minoritaires. Parmi les ouvrier·es de la manutention (soit le transport, l’emballage, le stockage, le tri, l’étiquetage…) dans les entrepôts et plateformes logistiques en France, en 2014, les femmes représentent 13 % des ouvrier·es qualifié·es et 31 % des ouvrier·es non qualifié·es (ces pourcentages sont en légère augmentation depuis 1999, où les femmes représentaient respectivement 10 et 28 % de ces effectifs)[6].

La sociologue française Haude Rivoal a mené une enquête de terrain pendant trois ans chez Transfrilog, leader européen du transport et de la logistique de produits alimentaires frigorifiques/surgelés, où elle a travaillé à la fois comme chargée de l’égalité professionnelle femmes/hommes et comme préparatrice de commandes.  Elle constate elle aussi que, dans la catégorie ouvrière, c’est « sur les postes les plus précaires (les moins payés et les moins qualifiés) et sur les postes les plus pénibles physiquement (comme la préparation de commandes, ou les postes statiques de contrôle qualité particulièrement exposés au froid) que l’on trouve le plus de jeunes et le plus de femmes »[7]. Dans l’entreprise étudiée, les femmes occupent ainsi 15 % des postes de préparatrices de commandes, métier particulièrement éprouvant physiquement, tandis qu’elles représentent 1 % à peine des conducteurs routiers[8] (la conduite de poids lourds est souvent perçue comme une forme d’ascension professionnelle dans les milieux ouvriers en entrepôt[9]). Plus largement, en France, en 2015, les ouvrières de la logistique sont davantage concentrées que leurs homologues masculins dans des emplois non qualifiés, et ce quel que soit le type de contrat (CDI ou intérim). Le constat vaut aussi pour les personnes issues de l’immigration et les jeunes de moins de 35 ans[10]. Le cloisonnement de ces données de l’INSEE (institut français de statistiques) compromet malheureusement toute analyse de ce type d’emploi au prisme de l’intersectionnalité.

Si le travail de recherche mené par Haude Rivoal porte sur un entrepôt logistique qui ne relève pas de l’e-commerce, ses publications restent néanmoins une source d’information précieuse et pertinente pour comprendre comment les rapports sociaux de sexe et de classe (à défaut de leur imbrication avec la « race », absente de son analyse) se configurent dans le secteur de la logistique.

Semi-automatisation : qui paye les pots cassés ?

Haude Rivoal a analysé les effets genrés des innovations technologiques dans le secteur logistique. À nouveau, si ses conclusions ne portent pas spécifiquement sur l’e-commerce, elles sont néanmoins particulièrement éclairantes (et alarmantes).

Dans la catégorie ouvrière : préparation des commandes

L’introduction de la commande vocale (soit une voix numérique qui dicte les gestes à exécuter) a entrainé une augmentation des cadences de travail. Celle-ci se traduit par une augmentation des troubles musculo-squelettiques et des accidents du travail. En « réponse » au problème ou en guise de prévention, les recruteurs privilégient dès lors les hommes, jugés plus solides. Ainsi, chez Transfrilog, la part d’effectifs féminins préparateurs de commandes est passée de 20 % en 2008 à 15 % en 2014. Mises à l’écart des postes de terrain (plus rémunérateurs), les femmes se dirigent vers des emplois de bureau.

Dans la catégorie employée : fonctions supports et administratives

Mais pour ces emplois aussi, la diminution des effectifs féminins opère : la part de femmes est passée chez Transfrilog de 65 % en 2008 à 58 % en 2014. En cause : l’automatisation ou la centralisation dans les directions régionales d’un grand nombre de leurs tâches. Les postes de comptable, gestionnaire des stocks ou inventoriste, majoritairement occupés par des femmes, disparaissent peu à peu…

Au niveau de l’encadrement intermédiaire

Si les femmes peu ou pas qualifiées payent les pots cassés de l’innovation technologique, les femmes issues des écoles d’ingénieur·es s’en tirent mieux. Les nouvelles formes d’organisation du travail, induites par exemple par les logiciels de planification des plans de transport, constituent un vivier d’emplois (postes d’amélioration continue, de reporting, de contrôle qualité) pour les femmes qualifiées. Si l’on constate une féminisation des métiers de la logistique depuis une dizaine d’années, c’est à ce niveau d’encadrement intermédiaire qu’on le doit. Attention toutefois : ces femmes sont très vite confrontées au plafond de verre et peinent, malgré leur maitrise technique, à acquérir la même légitimité professionnelle que les dirigeants « autodidactes sans diplôme dont la légitimité s’est gagnée à force d’engagement temporel et physique sur le terrain »[11]. Les femmes n’occupent dès lors pas, dans l’entreprise étudiée, de postes techniques clés, mais secondent dans la gestion informatique et la rationalisation du processus logistique.

Cet aperçu de l’impact de la technologie sur l’emploi montre que celui-ci est loin d’être neutre du point de vue du genre, constat établi de longue date par des autrices telles que Danièle Kergoat[12].

Conclusion

Alors que la place des femmes (qualifiées) dans le secteur numérique (et la croissance du PIB qui y est associée) suscite un intérêt certain de la part des responsables politiques - en atteste notamment le plan interfédéral Women in digital, encore en cours d’élaboration -, l’impact de la numérisation sur l’emploi des femmes peu qualifiées peine à se faire une place dans le débat public. Or, dans le secteur logistique, c’est dans le « bas de la hiérarchie » que la déféminisation est à l’œuvre, et aux postes d’encadrement intermédiaire et supérieur que la féminisation progresse. Tandis que les multinationales du numérique surfent sur la vague du succès de l’e-commerce renforcé par les confinements successifs pour piétiner davantage d’autres modes de consommation plus durables, les femmes les moins qualifiées (et plus globalement les ouvrier·es situé·es à l’intersection de plusieurs rapports de domination) doivent être au centre de nos préoccupations.

À la longue et pertinente liste d’arguments formulés par Stop Alibaba & Co, Watching Alibaba, ou encore le Comité Liège Air Propre pour s’opposer à l’extension de Liège Airport, et plus largement au modèle économique insoutenable qu’Alibaba incarne, le CVFE propose ainsi d’intégrer une dimension de genre. En matière d’emploi, on a vu que l’innovation technologique menace davantage les jobs peu qualifiés chez les femmes. Il resterait à déterminer si et dans quel mesure le risque de délocalisation, également dénoncé par les collectifs, affecterait celles-ci de façon disproportionnée. Enfin, quel impact différencié sur les femmes et les hommes ce modèle destructeur réserve-t-il en matière de climat, d’environnement, de santé, d’économie locale, de mobilité, de géopolitique, ou encore de démocratie, domaines sur lesquels les collectifs basent leur argumentaire ? Cela reste à creuser. Mais quelque chose nous dit qu’une analyse de genre serait, là aussi, pertinente… 

 

[1] https://www.lalibre.be/economie/entreprises-startup/2021/11/08/le-hub-dalibaba-a-liege-airport-a-deja-permis-de-creer-plus-de-200-emplois-BSOKQ2HS5RD5BPFTICQIF2JBQI/

[2] Chez Cainiao, la technologie prend par exemple la forme d’étiquettes d’expédition  électroniques, d’algorithmes de calculs d’itinéraires ou encore d’automatisation des circuits de manutention  des  palettes  de colis (voir https://www.lalibre.be/economie/entreprises-startup/2021/11/08/entre-craintes-et-espoirs-alibaba-atterrit-officiellement-a-laeroport-de-liege-X34S5FK5IFDBFK2NNVDWPECBG4/)

[3] Voir https://stopalibaba.com/s-informer/ et https://watchingalibaba.be/pourquoi/

[4] https://www.mirador-multinationales.be/IMG/pdf/brochure_jewa_final__actes_alibaba.pdf, p. 26.

[5] Lucas Tranchant, « D’entrepôt en entrepôt. Une ethnographie des trajectoires professionnelles ouvrières dans le secteur de la logistique », dans Genèses, 2021/1 (n° 122), pages 59 à 78, note de bas de page 3. En ligne : https://www.cairn.info/revue-geneses-2021-1-page-59.htm#no3.

[6] Chiffres tirés des portraits statistiques de branche du Céreq (2018), cités dans Mathieu Hocquelet, « Dynamiques numériques, gestion de la main-d’œuvre et transformations du travail dans les entrepôts et plateformes de la logistique ». [Rapport de recherche], Etudes n°34, Céreq. 2021, 29p. En ligne : ⟨halshs-03201737⟩

[7] Haude Rivoal, « Entre contraintes du flux et logiques sanitaires. Recompositions et maintien de l’hégémonie masculine dans une grande entreprise de distribution », dans Sociétés contemporaines 2019/1 (N° 113), p. 106. En ligne : https://www.cairn.info/revue-societes-contemporaines-2019-1-page-85.htm

[8] Haude Rivoal, « Les innovations technologiques : une avancée pour l’égalité hommes-femmes ? Le cas des entrepôts logistiques », Les Mondes du travail, 2020, p. 88. En ligne :  https://www.academia.edu/44525839/LES_INNOVATIONS_TECHNOLOGIQUES_UNE_AVANC%C3%89E_POUR_LEGALIT%C3%89_HOMMES_FEMMES_Le_cas_des_entrep%C3%B4ts_logistiques 

[9] Lucas Tranchant, op. cit.

[10] Enquêtes Emploi 2014-2016 de l’INSEE, citées dans Lucas Tranchant, « L’intérim de masse comme vecteur de disqualification professionnelle. Le cas des emplois ouvriers de la logistique », Travail et emploi, 2018/3-4 (n° 155-156), p. 115-140. En ligne : https://www.cairn.info/revue-travail-et-emploi-2018-3-page-115.htm

[11] Haude Rivoal, op.cit., p. 93.

[12] Danièle Kergoat, Les ouvrières, Paris, Le Sycomore, 1982.

 

Pour citer cette analyse :

Anne-Sophie Tirmarche, "Implantation d'Alibaba à Liège : quels emplois pour les femmes ?" Collectif contre les violences familiales et l’exclusion (CVFE asbl), novembre 2021.

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Avec le soutien du Service de l’Education permanente de la Fédération Wallonie-Bruxelles et de la Wallonie.