Lutter pour l'égalité et/ou déconstruire les catégories femmes/hommes

Par Roger Herla -octobre 2018

Les luttes pour une égalité réelle entre femmes et hommes ont débouché sur des avancées majeures dans l’histoire contemporaine et continuent de porter des fruits. Mais au-delà du mythe d’une « égalité-déjà-là » dénoncé par Christine Delphy, est-ce qu’imaginer que nos sociétés sont capables de concrétiser un jour l’égalité entre les sexes n’est pas en soi un leurre, une chimère ? Et si on adhère à une telle hypothèse, quelles conséquences pour les combats présents et à venir pouvons-nous en déduire ?

 

 

" Je voulais et veux toujours te donner tout cadeau qui puisse t’aider à rendre ta vie plus facile ; je voyais et vois toujours avec colère et angoisse la promptitude avec laquelle le monde lance un tas de merde sur ceux d’entre nous qui malmènent, ou simplement ne peuvent s’empêcher de malmener les normes –qui d’ailleurs ont désespérément besoin d’être malmenées."

Maggie Nelson[1]

 

" La disparition de la catégorie de sexe comme catégorie fondamentale est potentiellement porteuse d’une promesse de déstabilisation radicale de la société –de la filiation, de la sexualité et de l’identité-, déstabilisation d’un ensemble d’oppositions qui participent d’un système symbolique dualiste et hiérarchisé (culture/nature, actif/passif, raison/émotion, etc.). (…) Si on peut penser le racisme sans race, pourquoi ne pourrait-on pas penser le sexisme sans sexe ? "

Michal Raz[2]

 

1) Notre critique du monde social s’appuie sur le concept de genre

Quand il faut expliquer ce que nous[3] essayons de faire en éducation permanente, nous disons souvent que nous cherchons à regarder le monde avec un esprit critique. Ce qui se traduit par le refus de considérer les pensées et actions des humains, donc leurs styles de vie et leurs politiques, comme des données inéluctables, non-questionnables. De notre place spécifique au sein du monde en question[4], nous tentons d’observer les relations complexes qui lient entre eux les humains. Puis de décortiquer les justifications données par les uns et les autres au maintien entre eux des rapports de force inégaux et des violences qui s’y jouent.

Pour exercer ce regard critique, nous nous appuyons sur le concept de genre et axons plus précisément notre analyse sur les clivages hommes-femmes et masculin-féminin : comment et par qui/quoi ils sont organisés et entretenus, à qui ils profitent (le plus), comment et qui ils enferment /contraignent / limitent /oppressent.

Au fond, ce qui nous intéresse c’est à la fois la façon dont les normes de genre -c’est-à-dire les stéréotypes et pressions à nous conformer aux modes d’action, de pensée et de désir associés à notre sexe- façonnent les femmes et les hommes, en tant qu’individus et que groupes, et les conséquences de cette puissante et souvent imperceptible construction sociale.

 

2) L’identité est politique

Au cœur de nos préoccupations et de nos luttes, on retrouve donc la question de l’identité. Notons que la notion d’identité est complexe, parfois confuse. Nous considérons ici qu’elle est une construction, un processus toujours en cours, jamais définitivement bouclé, mais néanmoins suffisamment stable pour nous permettre de nous reconnaître (de dire je, de dire nous) et d’être reconnu.e (d’être un tu, d’être un il, un elle…ou autre chose encore). Il serait d’ailleurs plus juste de parler d’identités plurielles : celle qui est liée au sexe, donc à nos organes corporels, a beau avoir sur nos existences une influence considérable –qu’on peut juger démesurée, elle n’en est pas moins une identité parmi beaucoup d’autres possibles (familiale, communautaire, amicale, politique, …).

Ces identités sont donc des processus dynamiques susceptibles d’évoluer avec le temps. Parce qu’ils combinent le fait de se définir soi-même (en tant qu’individu irréductible ou en tant qu’appartenant à un collectif[5]) et le fait d’être défini.e par les autres, ce sont de véritables constructions psychosociologiques[6].

Puisque le phénomène identitaire est éminemment social, il est un enjeu de pouvoir essentiel : en tant que membres d’un groupe minoritaire, notamment, on peut être assigné par un groupe dominant à une identité réductrice et à tous les comportements stéréotypés qui lui sont associés[7].

Dès lors, sur quels éléments d’humanité nous basons-nous pour nous sentir exister en tant que personne propre ? Pourquoi tels éléments plutôt que d’autres ? Quelles définitions de nous-mêmes (en tant que femme, qu’homme, que noir.e, que pauvre, etc.) nous sont-elles imposées au long de notre socialisation par notre entourage, par notre culture ? Et quelles conséquences ces contraintes identitaires ont-elles sur nos vies ?

Autant de questions qui sont fondamentalement politiques. Car si elles traitent de la liberté individuelle, elles sont sous-tendues par un enjeu collectif majeur qui est celui des formes de vie possibles ou souhaitables.

Pour le dire autrement, le thème du degré de liberté individuelle face aux identités de genre et celui de la légitimité des individus à questionner les identités sexuelles imposées sont inséparables de la question du monde dans lequel nous voulons vivre, ensemble, et des valeurs que nous portons derrière ce désir, telle l’égalité entre les humains. Jusqu’à quel point et au nom de quelles valeurs, justement, estimons-nous acceptable, en tant que communauté politique, les assignations/ contraintes/ oppressions normatives et juridiques associées aux identités sexuelles ?

En somme, la question identitaire abordée sous l’angle du genre est politique au sens où elle nous place, en tant qu’individus mais aussi collectivement, face à la puissance des normes. Elle peut du coup nous encourager à « chercher des normes qui nous conviennent mieux »[8]. Et de façon plus générale, elle nous invite en tant que société à réfléchir aux domaines dans lesquels nous estimons que des normes sont nécessaires, donc que la liberté individuelle mérite d’être encadrée. Et dans quelle mesure ces normes doivent être contraignantes, donc par exemple faire l‘objet de lois (qu’on désire ancrer une norme existante et souhaitable dans une loi ou, à l’inverse, qu’on espère imposer une norme via la loi).

 

3) L’égalité entre les sexes n’est pas le seul horizon possible

Ces thématiques, abordées par exemple par Virginie Despentes dans l’indispensable « King Kong Théorie » il y a 12 ans déjà[9], ont été remuées, ré-activées récemment par la lecture stimulante d’un article de Mélusine[10], qui est à l’origine de ces quelques pages.

Pour transformer les rapports sociaux de sexe et par conséquent s’attaquer aux racines des violences conjugales, les luttes pour l’égalité entre hommes et femmes sont-elles le seul chemin ? Sont-elles même une option raisonnable ? nous demande cette militante féministe et antiraciste. Elle-même adopte sur ce point une posture critique en invitant plutôt à « brûler les étiquettes ». Autrement dit, à tendre vers un monde social d’après les catégories de genre, ou en tout cas vers un au-delà d’une vision binaire du monde basée de façon systématique et simpliste sur la différence des sexes.

Adopter ce point de vue c’est considérer que, tant qu’il y aura des « femmes » d’un côté et des « hommes » de l’autre, espérer l’égalité est illusoire et trompeur. Parce que le bagage est trop lourd, les différences trop ancrées dans nos corps et dans notre histoire commune. Mais aussi, fondamentalement, parce qu’on peut considérer que si ces deux catégories existent, à la fois si rigides et si réductrices, c’est précisément pour justifier des accès différents aux ressources (économiques, symboliques, culturelles, de liberté de mouvement, etc.). En effet, « alors que la conception de ce qu’est le sexe varie selon la période et le lieu[11], la bicatégorisation résiste quant à elle, aux changements, réfractaire aux défis politiques, techniques, et scientifiques. Réfractaire, parce qu’elle ne sert pas seulement à diviser l’humanité en deux groupes, mais à fonder et à maintenir l’ordre social genré. »[12]

Dans cette optique, si « racisée, je ne peux pas souhaiter être l’égale des blanc.he.s : je veux que soit détruit le principe de distinction qui nous sépare et me minore (…), {de la même manière, en tant que féministe,} que pourrais-je donc souhaiter d’autre qu’un horizon sans hommes ? Car tant qu’il y aura des hommes, il y aura des femmes : des mortes, des exploitées, des humiliées »[13].

 

4) L’utopie nous est indispensable

Imaginer un horizon sans hommes ni femmes relève à nos yeux de l’utopie.

Indépendamment du fait que cette utopie-là suscite d’emblée l’adhésion ou non, une telle démarche créative est nécessaire. Dans la critique du monde tel qu’il est, oser penser qu’il pourrait reposer sur des bases inédites constitue une étape essentielle.

Que ce soit en tant qu’individu en son for intérieur[14] ou, a fortiori, au sein de collectifs, dans les interactions qu’ils rendent possibles, il est vital pour les êtres humain en quête de liberté de se donner les moyens de refuser l’emprise du « réel ». Comment ? En procédant, comme l’exprimait Miguel Abensour[15], à son déplacement « grâce à la fantaisie et à l’imagination ».

« Par déplacement du réel, je veux dire que l’essentiel pour l’utopie n’est pas tant d’imaginer une société heureuse, tendant à la perfection, (…) que de se soustraire au réel, à sa massivité, à sa réification, à sa pétrification. L’utopie a d’abord pour fonction de soulever la pesanteur du réel ou ce qui se donne comme tel. Et pour s’y soustraire, l’utopie le déplace, le fait bouger, le fait sortir de ses gonds pour entrevoir, au-delà de la chape de plomb de l’ainsi-nommé-réel, une altérité, un être autrement. (…) Il ne s’agit donc pas pour l’utopie de produire des images positives, mais d’ouvrir des brèches. Ce déplacement, qui se double d’une évasion, produit des effets non maîtrisables »[16].

Notons que le rôle indispensable de l’imaginaire dans la lutte contre les assignations identitaires et leurs conséquences passe aussi par le récit de fiction et par l’expérience sensible –pas seulement intellectuelle- qui y est associée. Comme l’illustre de façon très directe cet extrait de « La main gauche de la nuit » d’Ursula K. Le Guin[17] :

« Lorsqu’on rencontre un Géthénien, il est impossible et déplacé de faire ce qui paraît normal dans une société bisexuelle : lui attribuer le rôle d’un Homme ou d’une Femme, et conformer à cette idée que vous vous en faites le rôle que vous jouez à son égard, d’après ce que vous savez des interactions habituelles ou possibles de personnes du même sexe ou de sexe opposé. Il n’y a ici aucune place pour nos schémas courants de relations sociosexuelles »[18]

Nous pensons que la démarche utopique telle qu’on l’a décrite rapidement peut nourrir et se nourrir des récits alternatifs que nous procure la fiction[19].

Voyons à présent comment pourrait se concrétiser (et/ou comment se concrétise déjà en certains lieux et moments) un déplacement de l’horizon si extraordinaire qu’il rend pensable une société qui ne serait plus organisée ni autour de la bicatégorisation femmes-hommes, ni autour des autres clivages qui y sont associés : privé-public, faible-fort, sensibilité-raison, hétéro-homo, ….

 

5) Des identités plus diverses et mouvantes peuvent changer notre monde

Une traduction possible de ce « monde sans hommes » (et par conséquent sans « femmes ») serait une société aux identités plus fluides. Autrement dit, pour reprendre des termes utilisés par Judith Butler, une société où les normes du genre ne disparaissent pas forcément (en tout cas pas d’emblée) mais font l’objet d’une moindre crispation et donc de plus larges et plus souples marges de négociation. « Nous avons besoin de normes pour que le monde fonctionne, mais nous pouvons chercher des normes qui nous conviennent mieux » [20].

Ce serait donc un monde où les différences biologiques entre « mâles » et « femelles » ne seraient plus considérées comme des données scientifiques indépassables mais vues au contraire comme ce qu’elles sont : des « catégories » dont l’étude et la perception sont influencées par notre vision des rapports femmes-hommes. Un monde, donc, où ces possibles différences biologiques sont questionnées avec les outils de la science biologique elles-mêmes[21] et ne sont plus, quoi qu’il en soit, considérées comme des indices aussi décisifs et contraignants de l’identité des personnes.

Un monde qui préserve et chérit la pluralité de la condition humaine et la diversité des identités (de genre) qui en découlent. Un monde qui ne se contente pas de l’arrivée ou du retour du probable mais cultive sa sensibilité aux surgissements des possibles[22]. Un monde dont le souci de justice sociale et de liberté se concrétise notamment dans l’espace laissé à chacun.e pour accueillir ses aspirations propres et pour s‘accorder la possibilité de s’émanciper des normes dominantes associées au sexe qui lui a été assigné.

Cette société moins binaire nous permettrait de penser et vivre plus sereinement différents modes de sexualité et de filiation. Et elle ouvrirait des perspectives pour les relations de couple : privés de leurs bases hétéronormatives, les rapports sociaux de sexe, donc l’oppression des femmes au sein du couple, ne pourraient plus s’ancrer aussi spontanément au cœur de la conjugalité et de la vie familiale. Et la donne serait également bouleversée pour les personnes homosexuelles, d’une part, mais aussi intersexes, genres fluides[23], trans, etc.

Bien entendu, ce monde-là n’est pas qu’imaginaire. Notre utopie peut se nourrir de luttes existantes et passées, de « possibles » déjà-là. Et s’inspirer de droits acquis par des communautés et des personnes dans de nombreux endroits de la planète pour échapper à certaines des assignations liées à leur sexe. Mais, outre que rien n’est gagné définitivement, les violences et les inégalités faites aux femmes et aux minorités jugées déviantes restent endémiques. C’est à partir de ce double constat -il existe des possibles mais la situation globale continue de faire froid dans le dos- que nous devons nous positionner et choisir des moyens d’action.

 

6) Au présent, les luttes pour l’égalité restent indispensables…mais peuvent évoluer

L’appel enthousiasmant à imaginer et à expérimenter un monde d’après les catégories de genre co-existe aujourd’hui dans les luttes féministes avec un point de vue réformiste/réaliste (?) qui a priori ne remet pas en question la Différence des sexes en tant que construction sociale. Ce point de vue est défendu par exemple par des travailleuses.eurs en intervention sociale et éducation populaire[24] ou encore par des organisations internationales telles que l’ONU ou l’OMS[25], pour lesquelles la lutte doit continuer de porter, notamment, sur les inégalités hommes-femmes et par conséquent sur les stéréotypes de sexe et les rôles qui y sont associés. Parce qu’à leurs yeux, cette lutte porte des fruits.

« Les inégalités de genre et les violences faites aux femmes sont comme les deux faces d’une même pièce. Nous devons donc combattre ces deux problèmes avec la même détermination et de la même façon. Nous ne pouvons pas combattre l’un et négliger l’autre car, ainsi, nous n’obtiendrons pas de résultats marquants ni durables. Nous connaissons des exemples de pays, de sociétés civiles ou d’autres partenaires qui ont testé différentes manières de s’attaquer aux inégalités de genre, avec des résultats prometteurs. Il est peut-être trop tôt pour considérer que ces tentatives ont lancé un mouvement, mais elles n’en méritent pas moins d’être présentées.

Des preuves statistiques ont montré qu’en Ouganda et dans certaines régions d’Afrique du Sud, la violence au sein des couples a diminué de plus de moitié quand on s’y est attaqué aux normes de genre. Une étude menée dans des écoles a montré que les attitudes des garçons et des filles envers la violence changeaient quand l’attention qui leur était apportée se prolongeait sur la durée. En Ouganda, nous avons découvert que la violence était réduite de 52% par un programme de mobilisation communautaire qui engageait à la fois femmes et hommes, leaders religieux et communautaires à transformer les normes sociales liées aux relations entre les sexes. (…) Nous savons aussi qu’en Inde, des garçons et des filles âgé.e.s de 11 à 14 ans qui ont participé à une formation dans leur école et à une campagne de lutte pour l’égalité de genre et contre les violences faites aux femmes ont développé des attitudes plus équitables dans leur relations aux autres et se sont montrés plus enclins à contester l’usage de la violence et à confronter leurs pairs. »[26]

Ces luttes pour l’égalité sont compatibles avec une société hétéronormative rétive à la fluidité des identités, et donc susceptible de nourrir la répression ou la non-reconnaissances des droits des personnes homosexuelles, transgenres, intersexes ou encore fluides. De ce point de vue elles doivent être analysées et critiquées par les mouvements féministes progressistes.

Ce qui ne veut pas dire pour autant renoncer à ce type d’initiatives et de batailles au nom d’un idéal de société à venir et à inventer. D’où de nouvelles questions.

Comment l'utopie peut-elle être une inspiration et non une façon de ne pas se confronter aux inégalités et violences qu’elle dénonce ?

En quoi consiste un monde où on continue de lutter pour une égalité hommes-femmes (puisque des hommes et des femmes existent, même si on pense qu'ils sont essentiellement le fruit d'une construction sociale) tout en tendant vers une décentralisation/relativisation de cette double catégorie ?

Se laisser imprégner par l’utopie qu’on a présentée ici n’invite pas à renier l'objectif d'égalité mais à le déplacer selon l’hypothèse qu’une plus grande égalité entre hommes et femmes, et plus largement entre humains, n’est possible que si les catégories de femmes et d’hommes sont questionnées et relativisées. Ce qui nous ramène au fait qu’égalité et liberté sont étroitement liées : l’égalité espérée passe par le fait de se débarrasser (de se désidentifier[27]) des identités imposées, assignées.

 

7) Lier égalité et liberté est un défi : l’exemple de la Convention d’Istanbul

Le défi qui s’ouvre alors est de maintenir des luttes pour augmenter l’égalité entre femmes et hommes, mais des luttes qui se laissent subvertir par une volonté de dé-construire les catégories en question et d’ainsi élargir les marges de liberté de chacun.e.

Autrement dit, il s’agit d’intégrer aux nécessaires luttes pour l’égalité « entre femmes et hommes » la dimension à la fois libertaire, individualiste et inclusive du féminisme que présente Diane Lamoureux[28].

Dimension qui, à nos yeux, est contenue dans l’imaginaire d’un « horizon sans les hommes ». Et qui est probablement en jeu également, de façon plus indirecte, dans les conflits autour du vocabulaire utilisé pour parler des violences faites aux femmes par la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (dite Convention d’Istanbul).

Ce document, imparfait mais dont le potentiel progressiste est indéniable, a placé la notion de genre au cœur son propos. Or en 2018, celle-ci a été remise en question par un ensemble d’associations qui ont demandé à ce que le mot genre soit remplacé par l’expression consensuelle : « égalité entre hommes et femmes[29] ». Les signataires de cet appel, issus de 9 pays membres du Conseil (sur 47 possibles), regrettaient que la Convention intègre les dimensions « d’identité de genre », « d’expression de genre » ou encore d’orientation sexuelle dans son analyse des violences basées sur le genre. A leurs yeux, une conception aussi ouverte du genre remet en question l’équilibre sociétal que procure la bi-catégorie homme-femme.

Le réseau européen de lutte contre les violences faites aux femmes (WAVE) a vivement réagi[30], en réunissant un nombre de signataires 4 fois supérieur, pour défendre la philosophie inclusive portée par la Convention, telle qu’on la retrouve dans un paragraphe comme celui-ci :

« Certains groupes d’individus peuvent également être victimes de discrimination du fait de leur identité de genre, ce qui signifie, en termes simples, que le genre auquel ils s’identifient ne correspond pas au sexe qui leur a été attribué à la naissance. Ceci inclut des catégories d’individus tels que les personnes transgenres ou transsexuelles, les travestis, et d’autres groupes de personnes ne correspondant pas à ce que la société reconnaît comme appartenant aux catégories ‘masculin’ ou « ‘féminin’ »[31]

 

 

Conclusion

Dans cette analyse, nous avons d’abord rappelé en quoi consiste notre travail d’écriture en éducation permanente et comment nous basons cette démarche critique sur le genre en tant que système d’organisation sociale à la fois clivant et hiérarchisant.

Ce qui nous a permis de mettre en lumière combien la double question de l’identité des personnes (ou plutôt de leurs identités multiples) et de leurs marges de liberté est au cœur de nos préoccupations. Plus particulièrement, nous avons rappelé à quel point le fait d’être considéré.e (et/ou de se considérer) comme homme ou comme femme oriente profondément nos actions, pensées et désirs. Ce qui, selon nous, fait de la question « comment peut-on échapper ou non aux pressions stéréotypées liées à l’identité sexuelle qui nous est reconnue ? » un enjeu fondamental pour penser un monde plus juste.

Une fois ce contexte posé, nous avons réfléchi, en nous inspirant d’un article de Mélusine dans Panthère Première, à l’intérêt et à ce qu’impliquerait concrètement une remise en question de la lutte relativement consensuelle pour l’égalité entre femmes et hommes. Ce qui nous a d’abord amené à réaffirmer l’importance d’une pensée utopique pour pouvoir imaginer une société différente de celle dans laquelle nous vivons et transformer celle-ci.

Nous avons ensuite vu que le refus de tout miser sur une trop hypothétique égalité entre femmes et hommes s’accompagne d’une critique puissante de la centralité absolue (et passionnée) accordée à la bicatégorisation femmes-hommes. Critique qui a pour effet d’ouvrir la porte à des identités individuelles plus subtiles et moins figées : nous avons exprimé la conviction que cette souplesse et cette liberté élargie pourraient se traduire, dans les faits, par une fragilisation de la domination masculine, notamment au sein des couples.

Enfin, parce que nous continuons bien entendu de soutenir et de participer à des luttes en cours pour une plus grande égalité entre femmes et hommes, nous avons ébauché une réflexion sur la façon dont ces combats pour l’égalité pourraient s’imprégner de l’immense désir de liberté contenu dans l’utopie d’un « horizon sans les hommes ». Les luttes en cours autour de la Convention d’Istanbul nous semblent emblématiques de ces tensions entre d’un côté une volonté d’aller vers l’égalité qui semble devoir faire l’unanimité mais s’avère au final potentiellement conservatrice voire rétrograde et, de l’autre, une prise en considération large et exigeante des violences de genre, sensible aux souffrances de chacun.e et à la préservation de sa liberté d’action et de pensée.

Nous sommes conscient qu’un tel texte ne peut qu’effleurer de si larges et belles questions. Mais à nos yeux cette démarche d’écriture a tout son sens si elle permet de formuler clairement les enjeux que sous-tendent ces questions et d’inviter les lecteurs-lectrices à les approfondir, individuellement et collectivement, notamment en groupe de participant.e.s.

 

Télécharger notre analyse


Pour citer cette analyse:

Roger Herla, " Lutter pour l'égalité et/ou déconstruire les catégories femmes-hommes?", Collectif contre les violences familiales et l’exclusion (CVFE asbl), octobre 2018. URL : https://www.cvfe.be/publications/analyses/71-lutter-pour-l-egalite-et-ou-deconstruire-les-categories-femmes-hommes

Contact :  Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser. – 0471 60 29 70

Avec le soutien du Service de l’Education permanente de la Fédération Wallonie-Bruxelles et de la Wallonie.


 Notes :

[1] Extrait de « Les argonautes », Ed. du Sous-Sol, 2018, p.54.

[2] Extrait de la notice « Bicatégorisation » de l’Encyclopédie critique du genre, dir. Juliette Rennes, La Découverte, 2016, p.94.

[3] La question du juste pronom se pose régulièrement à nous au moment d’entamer la rédaction. Le « nous » sera utilisé dans cette analyse pour tenter de traduire au mieux l’aspect collectif d’une telle production. Si la rédaction est essentiellement un travail individuel, le projet d’analyse est né au sein de l’équipe, les relectures et discussions qui s’en suivent sont également un pur travail d’équipe…qui permettent au final que le point de vue partagé soit aussi et avant tout celui d’un collectif plus large encore, le CVFE.

[4] D’une part en tant qu’équipe et que Collectif et d’autre part en tant qu’homme blanc, salarié, quarantenaire, etc.

[5] Nathalie Heinich, « Ce que n’est pas l’identité », Gallimard, 2018.

[6] Vincent de Gaulejac, « Identité », in Barus-Michel, Enriquez, Lévy (sous la dir. de) « Vocabulaire de psychosociologie. Références et positions », Erès, 2002, pp.174-180.

[7] Cf. la notice « Identité », par Saïd Bouamama, du « Dictionnaire des dominations », Collectif Manouchian, Syllepse, 2012, pp.196-169.

[8] Interview par Eric Aeschimann pour Bibliobs, « Théorie du genre : Judith Butler répond à ses détracteurs », publiée le 13/12/2013, disponible ici : https://bibliobs.nouvelobs.com/essais/20131213.OBS9493/theorie-du-genre-judith-butler-repond-a-ses-detracteurs.html

[9] Virginie Despentes, « King Kong Théorie », éditions Grasset, 2006, disponible au Livre de Poche.

[10] Mélusine, « L’horizon sans les hommes », Panthère Première n°02, Printemps 2018.

[11] Thomas Laqueur, « La fabrique du sexe », Gallimard, 1992.

[12] Michal Raz, op.cit, p.90.

[13] Mélusine, op.cit., p.90.

[14] « Il est permis de penser que quelque chose des possibilités libératrices de la société a reflué pour un temps dans la sphère de l’individu. » Theodore W. Adorno, Minima Moralia, Payot, 1983, p.12. Cité par Miguel Abensour (voir notes suivantes).

[15] Philosophe politique français décédé en 2017, penseur original et exigeant de la démocratie et de l’utopie.

[16] Miguel Abensour, « L’homme est un animal utopique », entretien avec Sonia Dayan, Numa Murard et Anne Kupiec, Mouvements, 2006/3, disponible à cette adresse : https://www.cairn.info/revue-mouvements-2006-3-page-71.htm (dernière consultation 1/10/18).

[17] Décédée cette année à l’âge de 89 ans, Ursula Kroeber Le Guin fut une auteure influente et prolifique de romans de science-fiction traversé par un féminisme qui questionne et déconstruit les identités sexuelles et de genre.

[18] Paris, Laffont, 1971, pp.113-114. Cité sur appel à contribution de la revue ReS Futurae : https://journals.openedition.org/resf/1563

[19] Emilie Notéris, « La fiction réparatrice », UV Editions, 2017.

[20] Cf. interview de Judith Butler par Eric Aeschimann, op.cit.

[21] Par exemple Nelly Oudshoorn, dans un article intitulé « Au sujet des corps, des techniques et des féminismes », in « L’invention du naturel. Les Sciences et la fabrication du féminin et du masculin », sous la dir. D’Ilana Lowy et Delphine Gardey, Les Archives contemporaines, 2000.

[22] Didier Debaise et Isabelle Stengers, « L’insistance des possibles », Multitude 65, 2017, disponible à cette adresse : https://groupeconstructiviste.files.wordpress.com/2017/02/debaisestengers_multitudes.pdf (dernière consultation : 9/10/18).

[23] Selon la définition qu’en donne l’asbl Genres Pluriels, « les genreS fluideS sont l’expression d’un continuum des genreS le long duquel les personnes sont libres d’évoluer vers un point de confort personnel. Cette zone de confort ne dépend ni du sexe dit biologique (génétique et constitution des organes de reproduction) ni de s orientations sexuelles. », disponible ici : https://www.genrespluriels.be/GenreS-non-binaires-ou-genreS

[24] « Il ne faut pas baisser la garde. Les violences peuvent encore diminuer. Il faut s'attacher à travailler sur l'égalité et déconstruire les stéréotypes dès le plus jeune âge car plus les inégalités entre hommes et femmes sont marquées dans la sphère publique ou privée, plus les taux de violence sont élevés. Quand les associations animent des actions dans les établissements scolaires, elles essaient d'expliquer en amont aux enseignants ou aux enseignantes et aux parents pourquoi cette égalité va enclencher sur le long terme des comportements importants, entre autre dans les relations dans le couple à l'âge adulte. » Extrait d’une interview de Françoise Brié, à présent directrice générale de la Fédération Nationale Solidarités Femmes, dans Le Monde (7/5/2014) : https://www.lemonde.fr/societe/article/2014/05/07/plus-les-inegalites-hommes-femmes-sont-marquees-plus-les-taux-de-violence-sont-eleves_4413049_3224.html

[25] Lire notamment (en anglais) « Promoting gender equality to prevent violence against women », OMS, 2009. Disponible à cette adresse : http://www.who.int/violence_injury_prevention/violence/gender.pdf

[26] Extrait du discours de la sous-secrétaire générale de l’ONU, Phumzile Mlambo-Ngcuka, le 2/10/17 pour la conférence sur la prévention des violences à Johannesburg (la traduction est de l’auteur) : http://www.unwomen.org/en/news/stories/2017/10/speech-ed-phumzile-five-days-of-violence-prevention-conference

[27] Diane Lamoureux, « Les possibles du féminisme. Agir sans ‘nous’ », Les éditions du remue-ménage, 2016, p.50.

[28] Ibid, pp.41-42.

[29] Lettre officielle disponible ici : http://www.irs.in.ua/files/publications/Letter-to-Secretary-General-of-CoE-Thorbjorn-Jagland.pdf

[30] Lettre officielle de WAVE disponible ici : http://fileserver.wave-network.org/home/WAVEReactionLetter.pdf

[31] Extrait du Rapport explicatif de la Convention, 2011, par.53, disponible ici : https://rm.coe.int/CoERMPublicCommonSearchServices/DisplayDCTMContent?documentId=09000016800d38c9