Qu'est-ce qu'une vie digne ? Entre savoirs savants et expériences, entre recherche et passage à l'action

Par Roger Herla - décembre 2017

Dignité. Un mot familier et puissant. Solennel dans les discours officiels, émouvant quand il est prononcé par celles et ceux qui en sont privé-e-s. Mais un mot qui pourtant garde son mystère. Car qu’est-ce qu’une vie digne ?

Avec le soutien de quelques auteur-e-s et d’un groupe de participantes, nous proposons de mettre en lumière certaines de ses nuances et de dégager quelques éléments concrets sur lesquels elle peut (ou pourrait) reposer. Tout en donnant leur juste place aux critiques, aux luttes et aux espoirs dont l’idée de dignité est porteuse.

 

Introduction :

a. Origine et méthodologie du projet

C’est il y a quelques années lorsque nous avons découvert Martha Nussbaum dans le cadre d’une étude sur le logement1 que l’idée a surgi de travailler sur la notion de dignité. Nous avions pris conscience à l’époque d’au moins deux points stimulant notre curiosité. D’abord du lien étroit entre dignité et justice sociale. Et ensuite du fait que ce terme qui semble parler à tout le monde n’a pourtant pas de sens évident, ou plutôt comporte plusieurs sens possibles. Nous avons eu envie d’approfondir notre connaissance de ce concept tout en réfléchissant collectivement à la façon dont une vie digne pourrait s’incarner (ici et maintenant ou dans un futur rêvé), aux ingrédients qui devraient la composer.

C’est pourquoi le travail de réflexion critique et de propositions concrètes relaté dans cette étude a été mené à la fois par des intervenant-e-s en éducation permanente et par un groupe de femmes engagées dans ce projet non pas professionnellement mais en tant que participantes et que citoyennes.

Au moment de commencer à rédiger, au moment de poser sur le papier les intentions qui sont à l’origine de ce document, une question et une tension ont d’ailleurs vu le jour : comment donner à ces femmes une place juste dans l’écrit ? Comment donner à leurs voix un écho à la hauteur de leur contribution à cette recherche, tout en maintenant l’objectif et les exigences propres à la démarche d’analyse critique en éducation permanente ?

Deux écritures cohabitent finalement, deux « nous » en quelque sorte, témoins de la tension (fructueuse) entre une démarche de rédaction plus classique et la parole et les réflexions portées par le groupe des femmes.

Il y a donc le « nous » traditionnel de la rédaction, c’est-à-dire celui de l’intervenant qui rédige l’essentiel de ce texte et prend position au nom de l’association qu’il représente ici. C’est un nous qui cache un je, certes, mais qui évoque aussi le processus nécessairement collectif de la rédaction d’un tel travail (depuis l’élaboration du projet jusqu’aux allers-retours entre écriture et relecture critique, en passant par les différents échanges, conseils de lectures, etc…).

Et il y aura le « nous » des femmes.

Comme une évidence puisqu’elles ont travaillé cette thématique de la dignité ces deux dernières années au sein du Collectif et que c’est inspiré-e-s par elles et quelque fois avec leur soutien direct que l’écriture a pris forme. Puisque les lectures qui ont nourri la réflexion ont résonné avec leurs propos et leurs  aspirations. Puisque cette étude n’est publiée que parce que chacune d’entre elles qui le désirait l’a -au minimum- relue.

Comme un défi aussi puisque la volonté d’impliquer plus directement les femmes dans certains de nos projets d’écriture et d’ainsi faire se rencontrer savoirs académiques et savoirs d’expérience est, du point de vue de l’équipe chargée des publications, un objectif important.

Le « nous » qui s’exprimera dans ces pages en italique et en léger retrait rassemble donc un groupe de 11 femmes ayant mené à bien un projet théâtral en 2015-2016, projet qui portait surtout sur les violences institutionnelles et sur leur impact sur la dignité des personnes. C’est elles qui se sont ré-engagées avec enthousiasme en ce printemps 2017 pour réfléchir à ce que serait une vie digne, qui vaudrait la peine d’être défendue ou construite.

Ces deux nous, ces deux voix coexistent donc, se relayent. Et parfois sans doute pourraient se confondre, fusionner en une seule voix. Nous pensons que cette forme d’écriture, tout en permettant le partage d’une réflexion basée sur des lectures et sur des parcours de vie, est fidèle au processus de pensée critique individuel et collectif mis en place pour aboutir à l’objet que vous avez sous les yeux.

On l’aura compris : pour réfléchir à ce qui peut faire une vie digne pour les êtres humains et pour chacun d’entre nous en particulier, nous nous appuierons sur les vécus, les expériences d’un groupe de femmes et sur les recherches de philosophes ayant abordé la question.

D’un point de vue méthodologique, ce travail a été effectué en cinq temps.

Les entretiens étaient globalement non-directifs. Les questions de l’intervieweur visaient à faciliter la discussion ou à l’approfondissement des thèmes abordés par la participante. Quelques questions permettaient en fin de rencontre de proposer, le cas échéant, des sujets pas encore évoqués (le corps, la vie en ville, …).

Du contenu de ces 10 entretiens, nous avons extrait une « cartographie » de la dignité. Autrement dit, nous avons regroupé les éléments avancés par les femmes, du moins ceux qui l’ont été par au moins deux d’entre elles, pour former une première liste « d’ingrédients » rendant possible une vie digne.

b. Contenu

Cette étude est divisée en 3 parties.

Dans la première, nous verrons comment Paul Ricoeur peut nous inspirer quand il parle de « Soi capable », si les « capabilités » de Martha Nussbaum restent éclairantes quand il s’agit de décider de quoi pourrait se composer concrètement une vie suffisamment bonne, et en quoi les réflexions de Peter Bieri sur « la dignité humaine en tant que façon de vivre » peuvent orienter nos discussions et tentatives éventuelles de transformer des idées…en manières de vivre. Le point de vue des femmes sur les ingrédients indispensables à une vie (et à une ville) digne apporteront à ces auteurs un complément non-académique mais fort des savoirs et des émotions liées au vécu.

Marielle Macé et Jérôme Baschet viendront compléter ces outils philosophiques. La première en insistant sur l’importance de « qualifier » nos modes de vie pour préserver et augmenter des possibilités de les choisir. Et le second en présentant la conception collective et politique qu’ont de la dignité les Zapatistes mexicains.

En interlude, nous ferons ensuite un état des lieux des apports de nos lectures et verrons ce que des intervenant-e-s en éducation permanente pourraient en retirer.

La deuxième partie précisera de quelles possibles critiques et aspirations sont porteurs certains des ingrédients de la dignité mis au jour dans la première. Ce sont les pensées de François Flahault ou encore de Christian Laval et Pierre Dardot sur les notions de (biens) communs qui nous y aideront.

Puisque la dignité semble liée autant à la liberté de choisir qu’à celle d’agir en fonction de ses choix, mais aussi parce que le groupe de femmes impliquées a été invité à se positionner sur les gestes qu’il pourrait poser à la suite de ses réflexions, la troisième et dernière partie prolonge ce travail en posant précisément, et brièvement, la question du passage à l’action. Et ceci sur trois plans : celui de l’éducation permanente, celui de la participation à la vie démocratique instituée (c’est-à-dire organisée par l’Etat) et enfin en ce qui concerne l’expérimentation collective.

Un point de vue situé

Bien qu’inspirés par les propos des femmes, des collègues et des auteur-e-s abordé-e-s et même s’ils ont fait l’objet d’une relecture par les membres du groupe qui le désiraient et par des collègues, les trois chapitres de cette étude sont écrits à partir d’une place particulière dans le monde (à partir d’un certain point de vue) : celle d’un homme, blanc, père, citadin et salarié en éducation permanente.

Les propos présentés sont donc le fruit de choix singuliers, qui ne sont pas les seuls possibles : ils portent la marque d’une subjectivité et d’une position socialement privilégiée par rapport aux premières-ers concerné-e-s par les atteintes à la dignité.

Rappeler certaines des conditions de production de ce travail n’a toutefois pas pour objectif d’en délégitimer le propos : nous espérons que la recherche aura la chance d’être lue et critiquée par celles et ceux que la thématique touche et intéresse, à partir du point de vue qui est le leur. Et que son contenu comme ses limites inspireront d’autres questionnements, d’autres projets susceptibles d’aider à la fois à l’expression de l’indignation et à l’invention et au renforcement de vies dignes.

c. Intentions

« Qu’est-ce qu’un homme révolté ? Un homme qui dit non. Mais s’il refuse, il ne renonce pas : c’est aussi un homme qui dit oui, dès son premier mouvement. »

Albert Camus, « L’Homme Révolté »

Notre idée est plus large, plus ambitieuse et idéaliste à la fois. Nous allons réfléchir individuellement puis collectivement à ce qui caractérise(rait) à nos yeux et aujourd’hui une vie digne pour les êtres humains, pour les femmes que nous sommes.

Sans renoncer au projet de prolonger cette expérience théâtrale de sensibilisation et de révolte, nous nous lançons à présent dans une démarche complémentaire : dépeindre avec sérieux et légèreté le pays des Dignes dans lequel nous désirons vivre. Ce qui veut dire : imaginer de quoi il serait fait MAIS AUSSI repérer de quoi il est déjà fait puisque la dignité n’est pas absente de nos existences et que nous voulons nous en inspirer pour penser le monde auquel nous aspirons.

C’est bien un des enjeux de cette démarche : partir DES regards sur la dignité de chacune des participantes à ce projet pour arriver à parler d’UNE dignité qui pourrait s’appliquer à l’ensemble d’entre nous, qui pourrait concerner l’ensemble des humains (qui pourrait carrément nous aider à penser un monde meilleur).

Toutefois, même si c’est avant tout sa perte ou sa mise à mal (dans diverses situations) qui marque nos corps et nos mémoires, l’idée de « dignité » nous parle et nous intrigue : nous allons tenter de savoir de quoi elle est faite.

Et, sans savoir jusqu’où nous pourrons aller, ensemble nous aimerions dépasser l’étape de la description. Nous aimerions que le portrait du Pays des Dignes que nous dessinerons nous permette ensuite de nous en rapprocher concrètement.

Autrement dit, ce projet implique de passer à l’action après s’être posées pour saisir ce qui est en jeu, ce qui nous tient à cœur. Comment ? Ce sera au groupe d’inventer ses propres formes d’agir, mais il semble évident que les conditions de possibilité de la vie digne devraient nous donner des pistes.

Pour lire et télécharger la suite de notre étude