Les vécus spécifiques des enfants de 0 à 3 ans exposés aux violences conjugales

Par Frédéric Bertin et Jean-Yves Nicolas - décembre 2015

Accompagner les mères victimes dans les soins aux enfants exposés aux violences conjugales

L’enfance exposée aux violences conjugales est une problématique qui a émergé assez récemment dans le domaine de la lutte contre la violence conjugale. On a d’abord parlé d’enfants témoins, victimes directes ou indirectes des violences conjugales, puis l’expression « enfants exposés » s’est imposée comme étant la plus représentative de l’ensemble des vécus de ces enfants. Le terme « exposé » a été préféré à celui de « témoin » parce qu’il englobe le fait de voir, d’entendre et d’observer les effets de la violence conjugale et le fait de vivre dans la peur, la terreur.

L’enfant n’est pas un observateur neutre. Ce qu’il voit l’affecte et le heurte. Les enfants exposés aux violences conjugales et familiales peuvent être profondément marqués par ces situations douloureuses. En effet, les violences, qu’elles soient vécues directement ou indirectement, plongent l’enfant dans la confusion, la peur ou même la terreur face à l’impuissance d’empêcher la menace (ou l’acte). Dans une majorité de cas, l’exposition aux violences va avoir des effets traumatisants.

Un rôle de pionnier

Il n’est pas exagéré d’affirmer que notre association, le CVFE, a fait partie des pionniers sur le sujet, en tous cas sur le territoire belge francophone. Depuis l’ouverture du premier refuge, en 1979, les enfants ont constitué la moitié des personnes hébergées en urgence. D’abord centré sur les problématiques des femmes victimes de violences conjugales - un grand tabou étendu sur une vingtaine d’années -, le regard du Collectif s’est forcément porté assez rapidement sur ces enfants accompagnants, avec certes la préoccupation de répondre à leurs besoins, mais aussi de rendre visible et de faire comprendre l’impact de la violence conjugale sur leur développement et leur avenir.

Les actions du Collectif sont fondées sur une posture critique : la violence conjugale est une violence structurelle, qui fait partie du cortège des violences de genre, entretenues par un système de dominations qui structurent la société et qui se reproduisent. Or, il est de coutume d’affirmer qu’il s’agit là d’affaires privées. En l’occurrence, il paraît bien commode de circonscrire la question au système familial. Mais, comme l’ont affirmé les féministes des années 70, « le privé est politique ». En prenant conscience du caractère structurel des violences de genre et en se responsabilisant à ce propos, l’ensemble de la société (institutions, pouvoirs publics et citoyens) peut contribuer à un changement global nécessaire pour atteindre un réel progrès en matière d’égalité et de justice sociale.

Les acquis de l’équipe « Enfants »

A partir de 1996, grâce aux emplois obtenus au départ du FESC, une équipe spécifique s’est constituée autour de la prise en charge des enfants. Ses modes d’action se sont étoffés et elle s’est spécialisée. Sur base de cette expertise développée, le CVFE a pu diffuser des savoirs construits à partir des réalités rencontrées : les accompagnements des familles dans les aléas de la vie quotidienne, les observations des enfants, le recueil attentif de leurs expressions spontanées, ont fait l’objet de réflexions et de publications.

Plusieurs recherches-actions ont été menées par notre équipe. Des interventions publiques de nos collègues, des coopérations avec l’Administration, du travail de réseau en Fédération Wallonie-Bruxelles ont contribué à une meilleure conscience collective des impacts des violences conjugales sur les enfants, ce qui a eu des répercussions sur la compréhension globale de ce phénomène. Notre travail a eu également des échos et des répercussions à l’étranger (Québec, Suisse).

Les résultats de la recherche- action qui sont proposés dans cette étude s’inscrivent dans la démarche d’éducation permanente du Collectif : « voir, comprendre, agir». Cette recherche-action participe de la volonté du Collectif de partir de ce qui « affecte et indigne » les gens pour créer de nouveaux savoirs, des savoirs sociaux utiles à l’émancipation des personnes les plus touchées par les précarités et les exclusions qui se répandent dans la société actuelle.

En l’occurrence, cette recherche-action part de ce qui affecte et indigne les intervenant-e-s de première ligne : puéricultices/-eurs, aide-familiales, éducatrices/-eurs, intervenant-e-s psychosociaux. Ce sont elles/eux les témoins les plus directs des souffrances vécues par nos publics. « Nous vivons un redéploiement des inégalités tant dans notre pays que sur l'ensemble de la planète. Entre les 5 % les plus riches de la Terre et les 5 % les plus pauvres, l'écart des revenus atteint 74 pour 1, contre 3 pour 1 en 1960. Ces inégalités menacent aujourd'hui l'unité du corps social ».

Au CVFE, nous pensons fermement que les acteurs du social, les intervenants de première ligne, sont concerné-e-s par ces nouvelles inégalités et les précarités qu’elles engendrent et qui créent des souffrances et des pathologies dont l’origine est sociale. Nous pensons que les organisations actives dans le champ social doivent donner aux intervenant-e-s les moyens de sortir de la place à laquelle elles/ils sont assigné-e-s, s’extraire de leurs métiers de soins à proprement parler, car leur regard, leur intelligence, leur compréhension des faits sociaux peuvent être porteurs d’une critique sociale salutaire.

Les publics auxquels nous avons affaire ne sont pas d’emblée capables de s’exprimer publiquement à propos des injustices qu’ils subissent individuellement, ni de s’inscrire dans une critique sociale collective à propos des violences institutionnelles qu’ils subissent. Ces violences ont provoqué en eux des souffrances psychiques qui ne sont pas des pathologies mentales et qui demandent à être reconnues.

« Reconnaître l’injustice, c’est prendre soin de ceux qui sont singuliers et vulnérables et ne pas les réduire au nombre de ceux que l’on désigne désormais comme indésirables et suspects ». Nous pensons que les organisations sociales sont en position de pouvoir démontrer que ces situations négatives individuelles sont le résultat de dysfonctionnements sociaux.

Notre recherche-action

La recherche-action que nous avons entreprise est originale en ce sens qu’elle s’intéresse aux enfants de zéro à trois ans, tranche d’âge à laquelle peu d’efforts de recherche ont été consacrés dans le domaine de la lutte contre les violences conjugales. Ce public s’exprime à sa manière et c’est bien par l’observation et la compréhension de ce que nous observons qu’il est possible de rendre compte de ce qu’il exprime.

Outre les intervenants de première ligne, les mères ont été associées à la recherche-action que nous avons menée, ce que nous développerons dans un dernier chapitre consacré aux retombées concrètes de la recherche-action. Mères violentées, exclues, super précarisées dans le dédale des institutions et des dispositifs réglementaires, mères en souffrance, elles aussi sont les sujets (et non les objets) de cette étude. Selon Jean -Luc Tournier, les enfants exposés aux violences conjugales « sont profondément et durablement affectés par cette expérience de vie », et « Les établissements qui accueillent les mères maltraitées avec une incroyable vigueur et rigueur peinent à consacrer une énergie suffisante auprès des enfants, comme s’il s’agissait d’un moindre problème ». En général, les moyens à consacrer aux enfants dont disposent les dits établissements sont totalement insuffisants.

Si ce préambule prend des allures de plaidoyer « pro domo », c’est qu’il ne s’écrit pas par hasard, mais à un moment précis où l’action globale de notre association se voit contestée par les instances publiques de financement. Dans un contexte de réforme institutionnelle, d’austérité imposée par les politiques néo -libérales et de rétrécissement des enveloppes consacrées au social, serions-nous censés circonscrire notre action à un champ professionnel défini, nous transformer en sous-traitant privé de l’action publique, offrir aux gens des services efficaces répertoriés dans un mouvement de cloisonnement règlementaire censé produire de la clarté ?

En même temps, cette rigidité interdit « une souplesse institutionnelle permettant à l’action de s’établir en dehors des règles et des découpages ordinaires des administrations », souplesse acquise de haute lutte au fil des ans, qui nous a permis de rejoindre un public de femmes en situation extrêmement précaire.

L’identité de notre association est différente. Sa vision est celle d’une société plus égalitaire, où la possibilité est offerte à toutes et tous de vivre une vie libre de violences. L’objet de ses actions éducatives est le changement social. Sa démarche associe les publics visés pour qu’ils deviennent les sujets de l’élaboration des nouveaux savoirs qui les concernent, et non de simples « clients » ponctuels de services offerts. Cette démarche est celle de l’éducation populaire, qui veille « à privilégier l'approche ascendante et transversale de la construction des savoirs à l'inculcation descendante qui est encore souvent celle de l'instruction et de l'éducation du peuple ».

Pour lire et télécharger la suite de notre étude