Mises en corps. Enquête sur les perceptions et les usages du corps qui façonnent, lient ou libèrent

Par Héloïse Husquinet - octobre 2019

Le corps est l’interface qui nous relie à nous-mêmes et à ce qui nous entoure. Instrument aux multiples facettes, il peut être à la fois le réceptacle du pouvoir et le lieu d’une puissance d’agir retrouvée. Cette étude explore la manière dont le corps - en particulier le corps des femmes - est perçu, considéré et vécu dans la société occidentale contemporaine. Mais surtout, elle veut mettre en évidence et questionner les représentations et les pratiques corporelles (improvisation dansée, pratiques somatiques, …) qui contribuent à faire du corps un lieu de résistance, d’engagement et d’émancipation.

   

 Une ou mille femmes Lissa Gasparotto

Sujet de l’étude

         Le rapport au corps est une des dimensions de notre être au monde - de notre manière d’habiter le monde. Peut-être la plus importante, parce que nous ne pouvons nous passer du corps. Et de la même manière que la terre est aujourd’hui fatiguée par des siècles d’exploitation démesurée, prête à exulter, le corps malmené, nié ou oublié se rappelle un jour à la conscience par la douleur ou les dérèglements. Les pratiques somatiques permettent de sortir de ce rapport d’extériorité au corps : ne plus appréhender le corps par le seul prisme de l’image, mais le considérer dans sa totalité, dans sa complexité, en renouant avec la multiplicité de sensations et de perceptions qu’il procure. Découvrir par la sensation comment nos corps s’articulent, comment ils fonctionnent, comment les organes, les muscles, les os sont reliés entre eux. Mais aussi comment ils peuvent s’articuler à d’autres corps extérieurs, vivants ou non vivants, humains ou non humains. Et comment faire en sorte que cette relation soit nourrissante et flexible.

             Certaines pratiques corporelles, qui favorisent la conscience du corps en interaction avec son environnement (pratiques somatiques, improvisation collective), permettent d’apprendre ou d’expérimenter une posture relationnelle - une manière de se positionner par rapport aux autres/ à son environnement, une capacité à faire des choix, alliant conscience de soi et responsabilité vis-à-vis de l’autre - essentielle à la participation citoyenne, à l’exercice de la démocratie, et donc éminemment politique. Le fait que les pratiques corporelles, dont la danse, soient bien souvent perçues comme de simples activités de « bien-être » ou de loisirs, éloignées de toutes implications sociales et sociétales et que les problématiques liées au corps peinent à rentrer dans les critères de l’éducation permanente (à moins de concerner le viol ou les menstruations) est significatif du rapport que nos sociétés, et particulièrement les milieux « intellectuels » continuent à entretenir vis-à-vis du corps.  Ce mépris et cette « disciplinarisation » croissante du corps s’inscrivent dans une histoire particulière dont ils suivent les mouvements, en filigrane. Le corps rendu docile est un des supports des logiques de pouvoir à l’œuvre dans nos sociétés occidentales. Mais il peut également être un lieu de résistance à ces logiques de pouvoir. Et c’est cela qui fait de cette problématique une recherche merveilleuse, vivante, toujours en cours, porteuse d’espoir et de transformation.

         Réarticuler le corps et la pensée, penser à partir du corps, est un objectif poursuivi par de nombreuses approches corporelles et spirituelles, qui s’alimentent notamment aux traditions spirituelles orientales ou Indiennes-Américaines. Mais la question a également été soulevée par de nombreux penseurs/ses contemporains, dans des champs très variés (anthropologie, philosophie, sociologie, biologie, …) qui ont tenté de bousculer la vision du monde dualiste, classificationnelle, analytique, réductionniste qui prévaut dans la science occidentale. Elle est également au cœur des réflexions de nombreuses féministes, soucieuses d’analyser les multiples jeux de pouvoirs à l’œuvre dans les rapports sociaux et dans la production du savoir et de revaloriser les apports de l’expression personnelle et subjective dans tout processus d’émancipation collective. Les rapports de domination et la violence faite au corps concernent chacun.e d’entre nous. Mais il est important d’avoir conscience qu’ils sont vécus d’une manière particulière, plus récurrente et plus intense, par les individus (et de manière générale les êtres vivants) qui se trouvent du côté de la balance que la société, par ses constructions sociales et culturelles, fait pencher vers le bas, selon sa vision hiérarchique des choses : les espèces animales et végétales, les personnes atteintes d’un handicap, les personnes racisées, les femmes - notamment.

         Cette réflexion sur les pratiques somatiques et la danse suggère tout un changement de paradigme : une autre manière de concevoir l’existence et la connaissance, basée sur la qualité et la complexité des relations que nous entretenons avec nous-mêmes et avec le monde qui nous entoure. Aussi cette réflexion engage plusieurs niveaux d’analyse et d’action - thérapeutique, social, politique, éthique, épistémologique -, ce qui la rend particulièrement complexe à exprimer. D’autant que se pose à chaque moment la question du langage : comment mettre en mots l’information qui se donne par le corps ? De quelle manière communiquer et exposer ces pensées et ces perceptions pour qu’elles transportent leur interlocuteur par l’intellect et par la sensation ? Comment éviter d’employer les mêmes mots, les mêmes formules préconçues qui endorment la pensée au lieu de la susciter ? Comment varier les types de vocabulaire pour ne pas cultiver l’entre-soi ? Comment, enfin, susciter l’envie de prendre part à ce processus de transformation, à cet avenir commun ? Horizon sans lequel tout discours se mord la queue et demeure stérile…   

 

Positionnement méthodologique et déroulement de l’étude

          Suivant ma volonté de créer du lien entres les choses et ma conviction qu’il existe de multiples connexions entre les phénomènes sans que nous en ayons toujours conscience - et parce que cette recherche tire ses origines dans une prise de conscience personnelle et dans mon amour de la danse - j’ai choisi d’ancrer ce récit dans ma propre expérience et d’assumer un point de vue situé tout au long de l’étude. Ce positionnement s’inscrit dans la continuité du stand point féministe[1] : un positionnement épistémologique (une manière de se positionner par rapport à la connaissance) et critique qui défend le fait que pour connaitre un phénomène, nous ne pouvons faire abstraction de la manière dont nous y sommes impliqué.e.s. C’est-à-dire qu’il n’est pas possible d’accéder à une connaissance objective et neutre, puisque le sujet qui pense et produit cette connaissance est toujours imbriqué dans un contexte qui influence la manière dont il le perçoit. Or, ce n’est pas parce que nous assumons cette position située, qui reconnait la manière dont nous sommes touchés par ce que nous analysons, que nous biaisons les réalités abordées : au contraire, on peut considérer qu’il s’agit d’une posture honnête, transparente et réflexive (qui s’interroge sur les conditions de sa pensée), donc d’autant plus critique. Une des premières caractéristiques de la recherche féministe est qu’elle travaille à la fois à élaborer des connaissances et des outils intellectuels, et en même temps à élaborer des projets de transformation des rapports sociaux de sexe.

         La question de la relation au corps est une question extrêmement vaste : elle peut être abordée selon des angles, des disciplines et des niveaux multiples. J’ai voulu donner une dimension globale, macroscopique, à ma réflexion afin de comprendre la genèse de la perception du corps dominante dans la société contemporaine, pour ensuite revenir, dans la seconde partie de l’étude, à un terrain d’enquête plus spécifique - celui des pratiques somatiques et de l’improvisation dansée dans leur dimension émancipatrice. Je sais que le fait d’aborder un sujet si complexe et si vaste engendrera forcément des lacunes et des imprécisions dans mon analyse et je souligne d’avance le fait que je ne prétends pas à une quelconque exhaustivité. Mon objectif est de donner quelques pistes de réflexion et quelques clés de lecture qui gagneront à être enrichies et précisées - éprouvées ! - ultérieurement.

         Concrètement, l'étude s’articule en deux grandes parties. La première partie est consacrée à la manière dont le corps est perçu et façonné dans et par la société contemporaine. C’est-à-dire : comment percevons-nous et pensons-nous nos corps, et quelles sont les « logiques » extérieures qui les façonnent ? Une attention particulière sera donnée à la manière dont ces logiques façonnent le corps des femmes. Dans la deuxième partie de la recherche, je me questionnerai sur les conditions qui permettent que le corps soit, à l’inverse, un lieu de résistance (aux logiques décrites plus haut) et de réappropriation d’un pouvoir d’agir, un lieu d’empowerment. Je décrirai différentes pratiques corporelles qui poursuivent cet objectif : certaines pratiques d’improvisation dans la danse contemporaine, l’« intervention féministe dansée » et l’éducation somatique. Je reviendrai ensuite sur une enquête de terrain que j’ai eu l’occasion de mener à Montréal, au sein de Danse contre la violence (un programme développé par Montréal Danse qui propose des ateliers de danse dans les maisons d’hébergement pour femmes victimes de violences conjugales) en poursuivant le même questionnement : à quelle condition la danse peut-elle être un facteur d’empowerment ? Je mettrai ensuite en évidence des points communs dans les approches développées par l’intervention féministe, l’éducation permanente, certaines formes d’improvisation dansée et les pratiques somatiques : au niveau des objectifs (liés à l’empowerment) et des types d’« apprentissage » ; et je proposerai des pistes pour croiser ces approches afin qu’elles puissent se compléter. Enfin, le dernier chapitre propose une réflexion sur les enjeux écologiques (au sens large) qui se posent aujourd’hui en terme de relation et d’habitat. En convoquant la pensée développée par les écoféministes, l’éducation somatique et divers philosophes ou anthropologues soucieux des enjeux écologiques, je montrerai que notre manière d’habiter la terre (avec la dimension politique au sens large que cela implique) est étroitement liée à la manière dont nous habitons nos corps, en ce sens que c’est le type de relation que nous entretenons avec l’environnement qui rend celui-ci « habitable ». Cette pensée articulée autour de la relation et de l’habitat, qui s’ancre dans le corps et la danse, représente selon moi une alternative (un autre paradigme) pleine de promesses à la pensée dualiste et réductionniste dominante dans la société occidentale contemporaine. 

 

        Cette étude s’inscrit dans la recherche en éducation permanente dont la mission principale est, je le rappelle, de développer des « capacités d’analyse, de choix, d’action et d’évaluation », d’encourager « des attitudes de responsabilité et de participation active à la vie sociale, économique, culturelle et politique » et d’amener à « une prise de conscience et une connaissance critique des réalités de la société »[2]. Ces préoccupations, si elles ne sont pas mentionnées explicitement avant les derniers chapitres, constituent un fil rouge qui traverse toute l’étude.

 

[1] Voir notamment : PUIG DE LA BELLACASA Maria, Les savoirs situés de Sandra Harding et Donna Haraway. Science et épistémologies féministes, Paris, L’Harmattan, 2014.

[2] Voir le décret de l’éducation permanente : http://www.educationpermanente.cfwb.be/index.php?id=558

 

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TABLE DES MATIÈRES

Prologue                                                                                                                  7

INTRODUCTION                                                                                                    9

Sujet de l’étude                                                                                                     9

Positionnement méthodologique et déroulement de l’étude                11

PARTIE I. DES CORPS DOCILES ? PERCEPTION ET FAÇONNEMENT DES CORPS DANS LA SOCIÉTÉ OCCIDENTALE           13

   1.  Opposer le corps et l’esprit : aux origines du dualisme dans la tradition philosophique occidentale          14

1.1 Distinction entre l’âme et le corps dans la Grèce antique          14

1.2 La condamnation de la chair dans l’univers judéo-chrétien          15

1.3 Les temps modernes : dualisme, maitrise de la nature et conception mathématique du réel          15

1.4 Remise en cause du dualisme et revalorisation du corps à partir du XVIIIe siècle?          16

1.5 En deçà de la tradition dominante, des conceptions du corps alternatives ?          17

   2.  Le corps, lieu et instrument du pouvoir          18             

2.1 Le gouvernement des corps          18

2.2. Disparition du corps politique et autodiscipline individuelle dans les « sociétés de contrôle »          18

   3.  Le corps est un chantier sans fin : comment les logiques néolibérales disciplinent et façonnent les corps dans la société contemporaine          21

3.1. Le corps et les discours sociaux          21

3.2 Pourquoi transformer son corps ?          21

3.3 Concurrence et performance : faire de son corps une entreprise          22

3.4 Les diktats du bien-être à l’assaut des corps          24

   4.  Le corps des femmes : un territoire balisé par les assauts ? Une approche féministe du corps          25

4.1. Le corps dans les études féministes          25

4.2. Un corps légitime et normatif : pratiques disciplinaires sur le corps féminin          26

4.3. Des outils conceptuels pour penser les normes de genre          28

4.4 Incorporation des normes de genre et façonnement du corps féminin dans la société occidentale contemporaine          29

         - Socialisation et éducation des corps différenciées selon le genre          29        

         - Injonctions à la beauté et tyrannie de la minceur          30        

4.5. Objectification du corps des femmes et incorporation des normes : des freins à l’autonomie ?         33

   5.  Le corps, foyer de résistance et d’émancipation ?         35

5.1 Déjouer et performer la normativité des corps          35

5.2 Les pratiques corporelles : des stratégies de soin de soi pour résister à la « disciplinarisation » des corps ?          36

5.3 Le « soin de soi » : produit individualiste dépolitisé ou condition d’émancipation ?          37

5.4 Quelles sont les conditions d’une pratique corporelle émancipatrice ?          37

5.5 Contre-pouvoir, subjectivation, émancipation, empowerment ?          38

PARTIE II. LA DANSE ET LES PRATIQUES SOMATIQUES COMME MOYENS DE RÉSISTANCE ET D’ÉMANCIPATION          40

   1.  La danse : une pratique corporelle démocratique et émancipatrice ?          41

1.1 Un apprentissage mimétique et normatif ?          41

1.2. Idéal non hiérarchique et défense de l’ordinaire dans la post modern dance et le Contact Improvisation          42

1.3. Développer une posture relationnelle et démocratique grâce à l’improvisation en danse          45

   2.  Pratiques somatiques : du corps objet au corps sujet         48

2.1. Qu’est-ce que les pratiques somatiques ?          48

2.2. Conscience de soi et subjectivation          49

2.3. Une vision alternative de l’apprentissage          51

2.4. Corps intime et corps-relation          51

   3.  Des pratiques de danse féministes ?          53

3.1. Déconstruire les normes de genre par la danse         53

3.2. Des « interventions féministes dansées » ?          54

   4.  La danse pour lutter contre les violences conjugales et familiales ? Enquête auprès de Danse contre la violence à Montréal          57

4.1 Comment la violence (conjugale) s’inscrit dans le corps          57

4.2 Déroulement des ateliers de Danse contre la violence          59

4.3 Un espace d’expression, de liberté et de non-jugement : le point de vue des danseuses-animatrices et des participantes sur les ateliers           60

         - Objectifs visés par les danseuses-animatrices          60        

         - Un espace d’expression et d’affirmation de soi          61

         - Reconnexion corporelle, conscience et perception de soi          62        

         - Des ateliers qui favorisent l’entraide et l’expression collective          64        

4.4 Questionnements posés par les ateliers de Danse contre la violence : de quel type d’intervention et/ou d’apprentissage s’agit-il ?          65

         - Une intervention féministe ?          65

         - Quelle est la position de l’enseignant et la place de la parole dans cet espace dédié au corps ?          66        

         - L’objectif d’apporter du « bien-être » est-il incompatible avec une posture critique ?          67        

   5.  Sonder l’interface fine entre les possibilités des individus et les contraintes sociales qui pèsent sur eux - là où peuvent se rejoindre l’éducation permanente, les pratiques somatiques/d’improvisation dansée et l’intervention féministe          69                                                          

5.1 Objectifs communs des pratiques          69

5.2 Conscience de soi et conscience critique : créer les ponts pas à pas          70

5.3 De l’estime de soi à la conscience politique          72

- Restituer la complexité affective, sociale et politique pour sortir d’un méliorisme naïf          72

- « Faire advenir un monde commun » : de nouvelles pratiques à inventer          73        

   6.  Habiter son corps comme on habite le monde : la relation comme paradigme          75                                   

6.1 Des alternatives au dualisme          75

6.2 Écoféminisme : rétablir les liens entre la dévaluation/la revalorisation du féminin, du corps et de la nature          76

6.3 Comment habiter le monde ? Une crise de la relationnalité et de la subjectivité          78

         - Une éthique relationnelle : le soin et la considération          80

         - Des sujets charnels et relationnels : conscience de soi et appartenance au monde         81

6.4 Le corps comme interface : de la sensation à la politique          82

 

CONCLUSION                                                                                                 84

Épilogue                                                                                                           85

Bibliographie                                                                                                  86

Remerciements                                                                                             90