Désobéissance civile et féminisme. Lutter contre les dominations et les lois injustes

Par René Begon et Anne Delépine -juin 2022

Initiée dans la deuxième moitié du XIXe s par l’Américain Henry-David Thoreau en tant que stratégie de contestation du pouvoir par la grève de l’impôt, la désobéissance civile élargit progressivement son champ d’action, notamment grâce à l’Indien Gandhi, pour devenir un type plus large de mouvement collectif et politique généralement non-violent. Dans ce mouvement, les femmes jouent un rôle de premier plan. Désobéissance civile et féminisme : tel sera l’ancrage politique du présent travail.

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I. Désobéissance civile, une forme d’action politique

L’un des plus anciens exemples de désobéissance civile féminine est celui du personnage d’Antigone dans la pièce de Sophocle (Ve s. av. JC). Antigone s’oppose à son oncle Créon qui interdit de donner une sépulture à Polynice, le frère d’Antigone, qu’il considère comme un traître. Par respect pour son frère, Antigone désobéit à Créon et est condamnée à être emmurée vivante, devenant ainsi un symbole de résistance à l’autorité masculine[1].

Dans sa comédie Lysistrata, Aristophane met en évidence une autre forme de désobéissance féminine : pour forcer les hommes à mettre fin à la guerre entre Sparte et Athènes, les femmes, sous l’impulsion de Lysistrata, ont recours à la grève du sexe[2]. Ce sont des exemples fameux mais imaginaires où les femmes résistent et le pouvoir politique est incarné par les hommes.

A.  « Le problème, c’est l’obéissance »

Il est plus souvent question de héros que d’héroïnes quand on parle de désobéissance civile. La tendance à ignorer ou minimiser les actions féminines est bien connue. C’est pourquoi, en considérant la notion de « désobéissance civile » dans un sens large, nous évoquerons dans cette étude les actions de femmes qui se confrontent aux lois mais aussi aux normes patriarcales, usant de la désobéissance civile parmi d’autres types d’actions.

Le livre Désobéir, de Frédéric Gros, commence par ce paragraphe :

« Je reprends en guise d’entame – paradoxale – la provocation d’Howard Zinn : le problème, ce n’est pas la désobéissance, le problème, c’est l’obéissance. A quoi fait écho la phrase de Willem Reich : ‘La vraie question n’est pas de savoir pourquoi les gens se révoltent, mais pourquoi ils ne se révoltent pas’ »[3].

A des siècles de distance, la réflexion d’Howard Zinn nous rappelle le Discours sur la servitude volontaire, composé par Etienne de la Boétie, futur ami de Montaigne, dans sa vingtième année :

« Chose vraiment étonnante — et pourtant si commune qu’il faut plutôt en gémir que s’en ébahir -, de voir un million d’hommes misérablement asservis, la tête sous le joug, non qu’ils y soient contraints par une force majeure, mais parce qu’ils sont fascinés et pour ainsi dire ensorcelés par le seul nom d’un, qu’ils ne devraient pas redouter — puisqu’il est seul — ni aimer — puisqu’il est envers eux tous inhumain et cruel. (…)

Or ce tyran seul, il n’est pas besoin de le combattre, ni de l’abattre. Il est défait de lui-même, pourvu que le pays ne consente point à sa servitude. Il ne s’agit pas de lui ôter quelque chose, mais de ne rien lui donner. Pas besoin que le pays se mette en peine de faire rien pour soi, pourvu qu’il ne fasse rien contre soi. Ce sont donc les peuples eux-mêmes qui se laissent, ou plutôt qui se font malmener, puisqu’ils en seraient quittes en cessant de servir. C’est le peuple qui s’asservit et qui se coupe la gorge ; qui, pouvant choisir d’être soumis ou d’être libre, repousse la liberté et prend le joug ; qui consent à son mal, ou plutôt qui le recherche... »[4].

Dans ce passage célèbre, La Boétie fait mine de ne pas comprendre par quel mécanisme miraculeux un tyran isolé, entouré de quelques favoris, peut se maintenir au pouvoir face à une population qui souffre sous son autorité, mais qui accepte volontairement le joug : cette servitude volontaire est le fruit d’un aveuglement puisqu’il suffirait, non pas de se révolter, mais de ne rien faire pour que le tyran s’écroule. Pour expliquer ce paradoxe, il met en évidence, plus loin dans son ouvrage, la structure hiérarchisée des niveaux de pouvoir intermédiaires qui explique l’emprise à laquelle le peuple est soumis.

Néanmoins, c’est toute la question de la résistance à l’autorité et de la désobéissance civile qui est posée, mais que nous voudrions examiner du point de vue des femmes et plus précisément d’un point de vue féministe. En effet, dans les luttes menées par les femmes apparaissent des enjeux liés au pouvoir patriarcal qui veut maintenir ses privilèges. La désobéissance des femmes aux règles imposées par le patriarcat leur a souvent valu de subir des sanctions extrêmement lourdes, comme en témoigne la mort d’Olympes de Gouges, l’auteure de la Déclaration des Droits des Femmes et de la Citoyenne, guillotinée durant la Révolution française parce qu’elle critiquait l’action de la Terreur.

Comme nous le verrons, les exemples d’Hubertine Auclert à la fin du XIXe, de Mother Jones et d’Emma Goldmann aux USA, des suffragettes avant la Première Guerre mondiale, des féministes de la Deuxième vague et de l’Indienne Vandana Shiva démontrent que les femmes ne sont pas en reste quand il s’agit de s’opposer à des lois anti-démocratiques ou iniques.

En d’autres termes, les hommes n’ont pas le monopole de la contestation sociale, ni de la désobéissance. Au contraire, nous allons voir que l’action désobéissante des femmes s’illustre aujourd’hui de multiples manières : aussi bien au niveau de la lutte des classes que dans les domaines de la lutte contre le sexisme, contre le racisme, dans celui de l’accueil des migrants ou dans la lutte contre le réchauffement climatique.

B.  Les femmes dans le mouvement des Gilets jaunes

L’actualité des dernières années nous offre des exemples d’actions de désobéissance civile, notamment le mouvement des Gilets jaunes. Apparu sur les ronds-points de l’Hexagone le 17 novembre 2018, avant de se prolonger plusieurs mois par des manifestations récurrentes appelées « Actes », le mouvement des Gilets Jaunes s’opposait frontalement à la « taxe carbone » dont le gouvernement d’Emmanuel Macron entendait frapper le coût des carburants. Le choix symbolique des ronds-points, lieux de mobilité devenus lieux de rencontre et de contestation de l’ordre établi, soulignait à quel point beaucoup de Français des banlieues et des villes périphériques, dépendaient de leur véhicule pour pouvoir gagner leur vie[5].

Deux femmes sont à l’origine du mouvement : Priscilla Ludosky et Jacline Mouraud, mais par la suite d’autres femmes deviennent également porte-parole des Gilets Jaunes féminins :

« La première lance le 29 mai 2018 une pétition en ligne réclamant une baisse des prix du carburant à la pompe. La seconde publie une vidéo virale sur Facebook contre le projet d'écotaxe et la hausse du prix du carburant. Elles sont ensuite présentes à la fois sur le terrain, sur les réseaux sociaux et dans les médias. D'autres femmes prennent le rôle de porte-paroles du mouvement, notamment Laëtitia Dewalle, Marine Charrette-Labadie et Ingrid Levavasseur. De plus, des femmes du mouvement sont à l'origine de la formation de partis politiques, le Ralliement d'initiative citoyenne et Les Émergents »[6].

Les femmes représentent 45% des effectifs du mouvement. Cela n’a rien d’étonnant, car les femmes, pour toute une série de raisons bien connues, sont beaucoup plus soumises à la précarité que les hommes :

« Sur ce sujet, un rapport publié par Oxfam France (décembre 2018), qui reprend des données d'Eurostat, indique que le pourcentage de travailleuses pauvres en France (soit avec des revenus inférieurs à 60 % du revenu médian) était passé de 5,6 % de la population en 2006 à 7,3 % de la population en 2017. Cette pauvreté touche surtout les femmes retraitées et les cheffes de familles monoparentales »[7].

Professionnellement, les manifestantes relèveraient surtout du secteur du care (soins à la personne). Pour l’économiste Jean Gadrey, cela est dû à

« l’assignation inégalitaire des femmes au temps partiel, plus ou moins fondée sur la vieille idéologie du ‘salaire d’appoint’, et [de] la non reconnaissance (dans les rémunérations, dans les conventions collectives, etc.) de la valeur pourtant considérable du travail dans ces métiers, notamment dans les professions du care »[8].

La place des femmes dans le mouvement et leur participation à l’occupation des ronds-points démontre de leur part une motivation aussi forte que celle des hommes, notamment à cause du risque plus important de pauvreté et de précarité qu’elles courent.

L’occupation par les Gilets jaunes de l’espace public combinée à un blocage momentané de la circulation est une forme de désobéissance civile qui sert de support à une revendication socio-économique en faveur d’une plus grande égalité sociale, formulée par une très large catégorie de la population, à savoir les classes laborieuses, contre la politique néo-libérale du pouvoir macroniste en faveur des catégories les plus privilégiées.

C. Au Mexique : les femmes contre les féminicides

Le 8 mars 2021 à Mexico Ciudad, la capitale du Mexique, un pays où 3723 femmes ont été assassinées en 2020, des femmes qui défilaient dans le cadre de la journée des droits des femmes manifestaient leur colère contre la candidature à un poste de gouverneur de Felix Salgado Macedonio, membre du parti au pouvoir accusé de cinq viols ou agressions sexuelles[9]. Lors de la manifestation, il y eut des heurts avec la police, et des personnes blessées de part et d’autre. Des palissades avaient été montées pour protéger le Palais national. Les manifestantes l’ont ressenti comme une provocation et se sont mises à les abattre à coups de marteau.

« Depuis le début de son mandat, le président mexicain Obrador minimise le fléau des féminicides alors que son pays est l’un de ceux qui est le plus touché par la violence à l’encontre des femmes. Selon les chiffres officiels, 6 Mexicaines sur 10, de plus de 15 ans, ont déjà subi des agressions physiques ou sexuelles. Dans la plupart des cas, la justice rechigne à poursuivre les responsables. Sous couvert d’austérité, le président Obrador a réduit les subventions de plusieurs programmes consacrés à la lutte contre les violences faites aux femmes et affirme régulièrement que les collectifs féministes sont infiltrés. Le lendemain du 8 mars, il a qualifié les manifestantes d’extrémistes nazies… »[10].

Au Mexique, la manifestation de la Journée internationale des droits des femmes pour protester contre un pouvoir corrompu n’est pas née de nulle part. Le contexte national met les femmes en danger non seulement du fait de la violence masculine, mais aussi de la nullité des réactions des autorités à son égard et de la corruption de l’élite politique. Sur près de 4000 mortes en 2019, seuls 976 assassinats de femmes ont été reconnus comme des féminicides et 99% des meurtres de femmes restent impunis[11]. Le terme de féminicide est entré dans le code pénal mexicain en 2007.

Le mouvement de femmes qui s’insurge contre ces féminicides et l’impunité qui protège les auteurs se revendique du mouvement des « black blocs » (Bloque Negro en espagnol). Présentées dans un documentaire diffusé sur Arte[12], vêtues de noir, visage camouflé, elles restent anonymes.

En septembre 2020, des mères de jeunes victimes sont venues au siège de la Commission Nationale des Droits de l’Homme à Mexico pour réclamer justice. Sans réponse satisfaisante, elles y sont restées plusieurs nuits, rejointes par un groupe féministe pour former un mouvement d’occupation à plus long terme, « Okupa ». Elles ont renommé le bâtiment « Casa de Refugio Ni Una Menos » (Refuge Pas une de moins). Elles en ont fait un lieu totalement interdit aux hommes et un refuge pour femmes maltraitées issues de tout le pays. Le caractère androcentré du bâtiment en a pris pour son grade. Des œuvres d’art représentant des hommes célèbres ont été enjolivées par les victimes ou par des militantes. Un des peintres, d’abord outré par ces actes de vandalisme, a fini par approuver la transformation de son œuvre par une enfant et par adhérer à la cause.

Les habitantes de la communauté, militantes et réfugiées, défendent le lieu avec pugnacité. Elles veulent que la peur change de camp. Car les femmes agressées qui veulent porter plainte sont menacées de mort et doivent fuir leur village. Les parents des filles disparues se heurtent à des murs de silence. Les agresseurs eux mènent une vie tranquille avec toutes les apparences de la normalité.

Les femmes qui vivent au siège sont en sécurité, elles se soutiennent, elles expérimentent la liberté de vivre sans violence et certaines s’expriment en peignant des fresques murales qui les rendent visibles. Elles développent une sorte de société matriarcale et horizontale, dont le quotidien s’organise autour de la militance. Elles apprennent à se battre dans un but d’autodéfense, car en général, les filles n’ont pas appris à se défendre et quand elles sont violées, elles ne savent pas comment réagir.

Plusieurs fois par semaine, « Okupa » bloque le passage devant le siège pour obtenir un péage des automobilistes, une sorte de racket qui sert à payer la nourriture des réfugiées.

Plus radicales que les femmes de la génération précédente qui défilaient en silence, une photo à la main, ces jeunes femmes se préparent aussi au combat, prêtes à frapper, casser et piller pour se faire entendre. Elles veulent intimider les hommes de la rue, quels qu’ils soient. Elles s’en prennent en particulier aux policiers, auteurs impunis de kidnappings et de viols de filles. A propos des risques de sanctions, elles estiment qu’il y a plus de chance pour chacune d’entre elles d’être victime d’un féminicide, une des onze femmes tuées chaque jour au Mexique, que d’aller en prison.

Au Mexique, les femmes ont acquis des droits, mais elles ne peuvent pas les exercer pleinement, en raison de cette violence machiste extrêmement développée et de la corruption qui la protège.

D. Les femmes et le mouvement Black Lives Matter

Les images insoutenables de la mort de l’Afro-Américain George Floyd, asphyxié par un policier blanc à l’occasion d’un contrôle d’identité, le 25 mai 2020 à Minneapolis, dans l’état du Minnesota, ont provoqué une vague d’indignation concrétisée par d’innombrables manifestations populaires, d’abord aux Etats-Unis et ensuite aux quatre coins du monde. Outre la violence policière, c’est le racisme, notamment celui des forces de l’ordre, qui est dénoncé par les manifestants.

Le mouvement « Black Lives Matter » en est la parfaite expression. L’expression #BlackLivesMatter est au départ un hashtag inventé en 2014 par trois « community organizers »[13] afro-américaines chevronnées, Opal Tometi, Alicia Garza et Patrisse Cullors, pour protester contre l’acquittement d’un homme blanc, surveillant de voisinage, qui avait abattu sans raison un jeune Noir, Trayvon Martin, qu’il prenait pour un délinquant[14].

Le mouvement s’est répandu à travers les Etats-Unis et même le monde : entre 15 et 26 millions d’Américains ont défilé dans plus de 2500 localités du pays, ce qui, selon le New-York Times, en fait « le mouvement de protestation le plus massif de l’histoire des Etats-Unis »[15].

Une indignation mondiale

Mais la police n’a pas l’apanage du racisme anti-noirs : celui-ci reste une terrible constante sociale aux Etats-Unis, comme le prouve la réapparition de la pratique barbare des lynchages de Noirs par des Blancs, chose qu’on croyait à tort révolue depuis longtemps :

« Dans la nuit du 10 juin, à 3h40 du matin, la police de Palmsdale découvre le corps sans vie de Robert Fuller, 24 ans, pendu à un arbre dans un parc du centre-ville (…) Toujours en Californie du sud, un autre Afro-Américain, Malcom Harsh, a lui été retrouvé fin mai, pendu aussi à un arbre, à environ 75 kilomètres de là. Harsch était sans domicile fixe, âgé de 38 ans. Sa compagne elle aussi parle de lynchage (…) Il faut dire que ces images d’Afro-Américains pendus à un arbre rappellent évidemment les heures les plus sombres de l’histoire des États-Unis. Le lynchage était pratiqué par le Ku Klux Klan dans les États du Sud, juste après la guerre de Sécession. La vague du mouvement des droits civiques dans les années 1960 y avait sérieusement mis un frein mais il n’est devenu officiellement un délit fédéral qu’en février 2020. »[16]

« Les statues meurent aussi … »[17]. Refusant le racisme institutionnel, tel qu’il est encore actif dans les états du sud des Etats-Unis, le monde entier s’est indigné et l’a fait savoir par des manifestations massives. Dans le prolongement de cette vague d’indignation, on a assisté en Grande-Bretagne, puis un peu partout en Europe, au déboulonnage des statues érigées en mémoire d’anciens colonisateurs. En Belgique, ce sont des effigies du roi Léopold II qui ont été taguées et couvertes de peinture rouge sang.

Cette déferlante iconoclaste déclenchée par le meurtre de George Floyd a un sens : abattre les statues, c’est abattre des symboles blessants de l’histoire du colonialisme et de la traite négrière, l’histoire glorieuse des dominants, devenue honteuse. Les citoyen·nes d’aujourd’hui réclament un espace public représentant un récit partagé et acceptable par tous·tes.[18]

#Say Her Name

La fondation BLM (Black Lives Matter) a reçu en janvier 2020 le prix Olof Palme, « Le jury a notamment mentionné la façon dont la fondation "travaille pour la désobéissance civile pacifique contre la brutalité policière et contre la violence raciale partout dans le monde". »[19] La force prise par ce mouvement a conduit à une vague inédite d’internationalisation de l’antiracisme.

BLM se situe dans l’héritage de la lutte pour les droits civiques et du black power.  Toutefois, le mouvement élargit son combat en visibilisant aussi la situation des femmes noires, ainsi que des personnes non cisgenres. Il se veut inclusif, intersectionnel, apolitique et non fondé sur une religion, avec une organisation décentralisée, s’inspirant des mouvances féministes, LGBT et altermondialistes[20].

Ainsi #SayHerName, le mouvement conjoint à BLM, veut insister sur l’expérience des femmes noires, qui meurent en nombre égal à celui des hommes, mais dont les noms ne transportent pas les foules de la même façon. #SayHerName refuse de passer à côté de l’expérience des femmes face aux violences policières et racistes, identique à celle des hommes. Les femmes noires ou les personnes LGBT sont en outre exposées à la violence sexiste, ce qui passe souvent inaperçu dans les cadres d’analyse prédominants qui conditionnent les mesures mises en place pour combattre le racisme ou les programmes qui visent à soutenir les populations noires, basés des références non inclusives. Il faut également en tenir compte pour assurer la protection des militantes noires :

« Mais des femmes noires - comme Rekia Boyd, Michelle Cusseaux, Tanisha Anderson, Shelly Frey, Yvette Smith, Eleanor Bumpurs et d'autres - ont également été tuées, agressées et victimisées par la police. (…) Non seulement nous manquons la moitié des faits, mais nous échouons fondamentalement à saisir comment les lois, les politiques et la culture qui sous-tendent les inégalités entre les sexes sont renforcées par la fracture raciale américaine. Comment les femmes noires sont-elles affectées par la brutalité policière ? Et comment cela façonne-t-il les préoccupations, les stratégies et l'avenir de Black Lives Matter ? »[21]

« Bien que les femmes noires soient régulièrement tuées, violées et battues par la police, leurs expériences sont rarement mises au premier plan dans la compréhension populaire de la brutalité policière. Pourtant, l'inclusion de l'expérience des femmes noires est essentielle pour lutter efficacement contre la violence d'État racialisée envers les communautés noires et autres communautés de couleur. Say Her Name, un mémoire récemment publié par l'African American Policy Forum et Andrea J. Ritchie, rassemblant des histoires de femmes noires qui ont été tuées par la police et qui ont été victimes de violences policières sexospécifiques, fournit des cadres d'analyse pour comprendre leurs expériences et élargir les conceptions dominantes de qui vit la violence d'État et à quoi elle ressemble. Say Her Name commence à mettre en lumière la façon dont les femmes noires sont contrôlées d'une manière qui est similaire à d'autres membres de nos communautés - qu'il s'agisse d'assassinats par la police, de la méthode du ‘stop and frisk’[22] , ‘la police des vitres brisées’ ou la ‘guerre contre la drogue’. Il élargit également le cadre ouvert pour inclure d'autres formes et contextes de violence policière - tels que les agressions sexuelles commises par la police, maltraitance des femmes enceintes, profilage et traitement abusif des lesbiennes, bisexuelles, transgenres et les femmes noires non conformes au genre, et la brutalité policière dans le contexte des réponses aux violences - qui mettent encore plus en évidence les expériences des femmes noires. Ensemble, nous repousserons le mythe selon lequel les femmes noires ne sont pas aussi à risque et rejetterons l'idée que leur force et leur résilience signifient que les défis auxquels elles sont confrontées ne sont pas à prioriser dans nos communautés »[23].

« Black Lives Matter est féministe dans son interrogation sur le pouvoir de l'État et sa critique de l'inégalité structurelle. Cela force également une conversation sur la politique de genre et raciale que nous devons avoir : les femmes à l'avant-garde de ce mouvement expriment que les ‘vies noires’ ne signifient pas seulement la vie des hommes ou des vies cisgenres ou des vies respectables ou des vies qui sont légitimées par le pouvoir ou le privilège de l'État. »[24]

 « Je pense que la question de la justice reproductive inhérente à tout cela est que la violence sape la capacité de maintenir les familles et les communautés fortes. Le stress de la violence et de l'intimidation affecte la protection de l'enfance et le développement de l'enfant. L'anxiété d'être parent d'un enfant de couleur dans un monde où ils sont souvent des cibles peut certainement façonner sa décision d'avoir des enfants et son approche de la parentalité. »[25]

BLM a été finalement un mouvement qui a forcé les USA et d’autres nations à examiner leurs biais systémiques défavorables aux personnes de couleur :

« Black Lives Matter est devenu un cri de ralliement pour identifier les lieux où la vie noire est écourtée, que ce soit dans des cas de brutalité policière très médiatisés ou à travers la lente suffocation des communautés noires confrontées à la pauvreté et aux inégalités économiques »[28].

« Dans cet ensemble de tactiques destinées à transformer le rapport de force, les militant·e·s de Black Lives Matter se sont montré·e·s très actif·ve·s dans la production de représentations concurrentes aux dis­cours dominants déshumanisants, ceci dans le but de reconquérir du pouvoir et revendiquer leur place dans les espaces publics, médiatiques et politiques notamment. »[29]

« Le succès le plus évident de Black Lives Matter se joue dans le champ médiatique et culturel. Le sujet des violences policières et de la justice raciale en général est désormais discuté quotidiennement dans les colonnes et sur les ondes des plus grands médias, tandis qu’une énorme production cinématographique et documentaire a remis la question raciale au centre. »[30]

On a reproché à BLM de « tuer du flic », on l’a accusé de terrorisme, de communautarisme[31].. Les méthodes de BLM sont en majorité non-violentes, mais des émeutes ont eu lieu et ça peut se comprendre. « Une émeute est le langage de ceux et celles que l’on n’entend pas. » Ce sont des paroles prononcées par Martin Luther King en 1968 à l’Ohio Northern University[32].

Ces émeutes menées par des groupes marginalisés protestent contre les injustices qui les affectent, alors que les points de vue de ces groupes sont systématiquement exclus de la discussion démocratique. Alors, devrait-on les rejeter en bloc parce qu’on est en démocratie ?

E. Désobéissance contre les violences faites aux femmes

Les trois luttes sociales importantes que nous venons d’évoquer (le mouvement des Gilets jaunes, la lutte contre les féminicides et le mouvement Black Lives Matter) montrent, sur le plan mondial, que la prise en compte de la présence et du point de vue des femmes dans les luttes sociales donne à celles-ci des significations et des potentialités nouvelles.

Au terme de cette entrée en matière, nous sommes amenés à poser les questions qui feront l’objet de ce travail, à savoir : en quoi la désobéissance civile est-elle une perspective pour une association féministe telle que le CVFE ? En Belgique, quels sont les actes de désobéissance civile qui se situent dans une perspective féministe, en rapport avec les violences faites aux femmes ?

Il faut se rappeler à quel point la question des violences conjugales étaient l’objet d’omerta à l’époque précédant la création des associations militantes (avant 1975): tabou, banalisation, culpabilisation des femmes, etc. L’acte de créer ces associations a pu être perçu comme une forme de désobéissance à la moralité ambiante, un affront au patriarcat dominant. La catégorie légale de « chef de famille » et tout ce qu’elle sous-entend étant encore bien présente, ces militantes ont été considérées comme des « briseuses de ménage ».

Aujourd’hui, les pouvoirs publics reconnaissent l’importance des violences conjugales et organisent petit à petit des politiques appropriées. Cependant, l’institutionnalisation et la professionnalisation des services, les campagnes de prévention et les changements de loi ne semblent pas faire diminuer les faits de violences faites aux femmes. C’est pourquoi cela reste une question politique. Dès lors, la radicalité des actions s’apparentant à la désobéissance, menées par de nouveaux groupes féministes, sont bien nécessaires pour continuer à dénoncer non seulement les violences conjugales et sexistes, mais surtout le pouvoir patriarcal qui les alimente.

Dans cette étude, à la suite d’une première partie consacrée à l’exploration théorique, historique et géographique de ce qu’est la désobéissance civile, nous allons découvrir et analyser quelques-uns des combats majeurs menés par des femmes, avec des portraits de femmes ayant joué un rôle emblématique au sein de mouvements de protestation collectifs, ainsi que des mouvements de luttes plus spécifiquement féministes et éco-féministes.

Pour lire la suite de cette étude


 Pour citer cette étude :

René Begon et Anne Delépine, " Désobéissance civile et féminisme. Lutter contre les dominations et les lois injustes. ", Collectif contre les violences familiales et l’exclusion (CVFE asbl), juin 2022. URL : https://www.cvfe.be/publications/etudes/418-desobeissance-civile-et-feminisme-lutter-contre-les-dominations-et-les-lois-injustes

Contact :  Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser. – 0471 60 29 70

Avec le soutien du Service de l’Education permanente de la Fédération Wallonie-Bruxelles et de la Wallonie.


Notes :

[1]Article Antigone dans Wikipedia (https://fr.wikipedia.org/wiki/Antigone_(fille_d%27%C5%92dipe).

[2] Article Lysistrata dans Wikipedia (https://fr.wikipedia.org/wiki/Lysistrata).

[3] Gros (Frédéric), Désobéir, Paris, Flammarion, coll. « Champs essais », 2019, page 9.

[4] Etienne de la Boétie, Discours de la servitude volontaire, 1576.

[5] Vincendon (Salomé), « Gilets jaunes : comment ce mouvement inédit a évolué depuis son apparition il y a deux ans », BFM-TV, 17/11/2020.

[6] « Femmes dans le mouvement des Gilets jaunes », in Wikipedia (https://fr.wikipedia.org/wiki/Femmes_dans_le_mouvement_des_Gilets_jaunes).

[7] Ibidem.

[8] Ibidem.

[9] « N’oubliez pas leur nom, Monsieur le Président », in Politis, n° 1644, 11 mars 2021, page 10.

[10] Crova (Valérie), « Féminicides, la colère des mexicaines », avec le témoignage de Mahé Elupe, photoreporter, sur France Culture, 13 mars 2021, (https://www.franceculture.fr/photographie/feminicides-la-colere-des-mexicaines).

[11] Heurtel (Manon), « Mexique : Bloque Negro, la révolution féministe », Arte reportage, émission du 26/3/2021 (https://www.arte.tv/fr/videos/101555-000-A/mexique-bloque-negro-la-revolution-feministe/).

[12] Ibidem.

[13] Aux USA, les « community organizers » sont des militant-e-s œuvrant à la mise en place d’actions collectives dans les quartiers pauvres à l’image de Saul Alinsky à Chicago Cf. Begon (René), Empowerment des femmes et violence conjugale, Liège, CVFE, 2012, pages 9-12 (https://www.cvfe.be/images/blog/analyses-etudes/Etudes/EP2012-RBegon-EtudeEmpowerment-Synth-Verdana.pdf).

[14] Diallo (Rokhaya), « Black Lives Matter: un nouveau souffle pour les voix des Noirs », in Libération, slnd, 2020.

[15] « Black Lives Matter : le mouvement de protestation le plus massif de l’histoire des Etats-Unis ? », in Courrier International, 9 juillet 2020.

[16] Phillips (Gregory), “En pleine vague de protestation antiracist deux Afro-Americains retrouvés pendus: leurs-proches parlent de lynchage”, France Info, 17/06/2020 (Cf. https://www.francetvinfo.fr/monde/usa/mort-de-george-floyd/etats-unis-en-pleine-vague-de-protestation-antiraciste-deux-afro-americains-retrouves-pendus-leurs-proches-parlent-de-lynchage_4011235.html).

[17] Titre d’un court-métrage documentaire de Chris Marker, Alain Resnais et Ghislain Cloquet, sorti en 1953.

[18] Bernard (Philippe), Du Sud des Etats-Unis à la France, des statues déboulonnées pour une histoire partagée, Le Monde, 12 juin 2020 (https://www.lemonde.fr/international/article/2020/06/12/du-sud-des-etats-unis-a-la-france-des-statues-deboulonnees-pour-une-histoire-partagee_6042614_3210.html).

[19] « Le mouvement Black Lives Matter remporte le prix Olof Palme » (https://www.rtbf.be/article/le-mouvement-black-lives-matter-remporte-le-prix-olof-palme-2020-10685563).

[20] Cf. https://fr.wikipedia.org/wiki/Black_Lives_Matter. “L’intersectionnalité (de l'anglais intersectionality) ou intersectionnalisme est une notion employée en sociologie et en réflexion politique, qui désigne la situation de personnes subissant simultanément plusieurs formes de stratification, domination ou de discrimination dans une société » (https://fr.wikipedia.org/wiki/Intersectionnalit%C3%A9).

[21] Kaavya (Asoka), Women and Black Lives Matter: An Interview with Marcia Chatelain, in Dissent Magazine, été 2015 (https://www.dissentmagazine.org/article/women-black-lives-matter-interview-marcia-chatelain) (notre traduction). Défenseure des droits humains (particulièrement des droits des femmes) et journaliste indienne, Asoka Kaavya a rédigé le Rapport mondial sur la situation des femmes défenseures des droits humains en 2011 et a dirigé la rédaction du magazine de gauche newyorkais Dissent de 2014 à 2018.

[22] Littéralement “interpellation et fouille”.

[23] « "Say Her Name: Resisting Police Brutality against Black Women" » [archive], sur African American Policy Forum (AAPF) (notre traduction) (https://static1.squarespace.com/static/53f20d90e4b0b80451158d8c/t/555e2412e4b0bd5f4da5d3a4/1432232978932/SAYHERNAME+Social+Media+Guide.compressed.pdf).

[24] Kaavya (Asoka), loc.cit.

[25] Ibidem.

[26] Ibidem.

[27] Recoquillon (Charlotte), « ‘Black lives matter’ : mobilisation politique des Noir·e·s contre le racisme systémique dans l’Amérique d’Obama, in Géographie et cultures, 114/2020, p.171-192 (https://journals.openedition.org/gc/15201).

[28] Kaayva (Asoka), loc.cit.

[29] Recoquillon (Charlotte), loc.cit.

[30] Ibidem.

[31] Laurent (Sylvie), « Blake Lives Matter, les leçons d’une révolte », Tribune dans Libération, 6 novembre 2019 (https://www.liberation.fr/debats/2019/11/05/black-lives-matter-les-lecons-d-une-revolte_1761737/). Sylvie Laurent est historienne, américaniste, professeure à Sciences-Po Paris.

[32] Cossette-Lefebvre (Hugo), « Certaines émeutes peuvent être légitimes et justifiées », in Le Devoir, 19 septembre 2020 (https://www.ledevoir.com/societe/le-devoir-de-philo-histoire/586252/devoir-de-philo-certaines-emeutes-peuvent-etre-legitimes-et-justifiees).