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Publications
en Éducation Permanente

Campagne de sensibilisation à destination des auteurs de violences de genre : quel risque d'effets contre-productifs ?

En dialogue avec Praxis, le CVFE a analysé différentes capsules vidéo de sensibilisation destinées aux auteurs de violences de genre (conjugales et sexuelles) menées entre 2015 et 2021 en Belgique et au Québec, afin d’identifier d’éventuels effets contreproductifs et de formuler quelques pistes d’amélioration pour les campagnes à venir.  

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Introduction

Si les pouvoirs publics ont déjà à leur actif la réalisation de quelques campagnes de sensibilisation destinées aux auteurs de violences basées sur le genre, cette pratique semble se répandre et traverse aujourd’hui les différents plans d’action gouvernementaux consacrés à l’égalité femmes-hommes. Le Conseil de l’Europe, à l’origine, pour rappel, de la Convention d’Istanbul, encourage d’ailleurs les Etats à axer davantage leurs campagnes de sensibilisation sur les comportements des hommes violents[1]. Du côté de la société civile, en 2019, la Coalition « Ensemble contre les violences », dont fait partie le CVFE, recommandait quant à elle aux autorités, en matière de prévention, de « développer des mesures de sensibilisation spécifiques pour les auteurs (potentiels) »[2].

Des campagnes de sensibilisation adressées explicitement (mais pas toujours exclusivement) aux auteurs ont donc petit à petit vu le jour, en Belgique et ailleurs. Comme déjà souligné par la société civile ou le GREVIO lui-même (soit le Groupe d’expert·es sur la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique) dans son rapport d’évaluation de référence portant sur la Belgique[3], l’évaluation de l’impact de ces campagnes peut être sensiblement améliorée. Ainsi, l’on ignore actuellement dans quelle mesure les différentes initiatives de sensibilisation menées jusqu’alors par les organes gouvernementaux se sont traduites par une évolution des idées, des attitudes et, à terme, des comportements en matière de violences faites aux femmes.

Face à l’urgence d’améliorer la politique de prévention des violences faites aux femmes – en atteste le décompte morbide qui affiche déjà 23 féminicides en Belgique en 2023[4] – notre contribution à ces vastes débats consiste non pas en une évaluation scientifique de l’impact des campagnes, mais plutôt en un retour expérientiel et en un raisonnement logique, en collaboration avec Praxis, sur des campagnes menées précédemment (en 2015, 2018, 2019 et 2021) par les pouvoirs publics belges et québécois à destination des hommes qui commettent des violences ; à partir du visionnage d’une sélection de capsules vidéo de sensibilisation belges et québécoises, nous proposons ici une analyse critique de ces supports, en particulier de leurs éventuels effets contre-productifs, et formulons quelques propositions d’amélioration à destination des pouvoirs publics ou, plus largement, de toute structure amenée à créer des spots de cet ordre (pensons par exemple aux travaux des étudiant·es au sein des écoles de cinéma).

 

Contextualisation et méthodologie

  • Contexte

À l’occasion du 8 mars, le CVFE publiait cette année l’étude « Campagnes de prévention des violences faites aux femmes destinées aux hommes alliés : Masculinisation de la prévention ou prévention masculiniste ? »[5].  Nous y analysions les affiches et spots vidéo issus de différents pays (Belgique, France, Canada, Géorgie, Australie), qui mobilisaient les hommes de façon positive, en mettant en avant leur capacité à lutter contre les violences, qu’il s’agisse de « respecter les femmes », de les « défendre » ou, à tout le moins, de « ne pas les maltraiter »[6]. Nous considérions ce type de sensibilisation comme de la prévention primaire et secondaire – l’objectif étant d’éviter que le groupe cible ne produise des violences –, par opposition aux initiatives que nous caractérisions de prévention tertiaire et qui font l’objet de la présente publication, qui consistent à enrayer une dynamique de violence déjà présente et à éviter la récidive. C’est donc aux hommes déjà engagés dans des comportements violents envers les femmes que s’adressent les campagnes analysées ici, afin d’arrêter les frais. Cette recherche s’inscrit dans un contexte politique d’attention croissante pour la place des auteurs dans les initiatives de prévention, décrit dans l’étude précitée. 

Depuis que la Convention d’Istanbul incite à s’intéresser à la prise en charge des auteurs de violences conjugales, des recherches, des études, des publications ont vu le jour afin de mieux comprendre les resorts internes aux passages à l’acte de ces personnes. Les représentations concernant les différentes formes de violences exercées dans les relations affectives et les perprétateurs de celles-ci a beaucoup évolué ces dernières années chez les professionnel·les non spécialisé·es, ainsi qu’auprès du grand public. Il est donc important de noter que les spots sélectionnés, comme tout support médiatique d’ailleurs, témoignent de représentations dans un temps bien donné. C’est pourquoi il importe, dans notre lecture, de tenir compte des années de création ou de diffusion des vidéos analysées, et des évolutions de representations collectives au cours de cette période.

 

  • Objectif de l’étude, méthodologie et corpus

L’articulation avec la recherche scientifique est fréquemment citée (dans le rapport du GREVIO ou celui de la coalition « Ensemble contre les violences », par exemple) parmi les améliorations à apporter aux initiatives de sensibilisation, dont les campagnes, qu’il s’agisse de mesurer l’impact de ces campagnes ou de les construire à partir des résultats de la littérature scientifique. Or, si elles ne cessent de progresser, nos connaissances collectives sur l’efficacité des actions de sensibilisation relatives aux violences faites aux femmes, a fortiori celles, moins nombreuses, qui s’adressent aux auteurs, restent très limitées. Différentes mesures de plans gouvernementaux, citées dans notre étude précédente, contribueront à pallier ce manque.

Mais le manque de données actuel ne doit pas nous empêcher d’avancer. C’est aussi ce qu’exprime le Conseil de l’Europe dans le document consacré à l’article 12 de la Convention d’Istanbul, consacré aux campagnes de sensibilisation :

En raison d’une absence générale d’évaluation solide, les données disponibles sur les mesures de prévention sont encore très peu nombreuses. Sur le plan de la recherche, l’efficacité des programmes destinés à promouvoir l’égalité entre les femmes et les hommes et à prévenir la violence entre partenaires intimes ne peut être effectivement démontrée que grâce à des modèles de recherche particuliers, tels que des essais contrôlés randomisés ou des modèles quasi expérimentaux. La majorité des données disponibles concerne des programmes qui s’annoncent efficaces en raison de leurs fondements théoriques ou de leur prise en compte des facteurs de risque, même lorsque leur efficacité n’est pas encore étayée par des faits. Toutefois, l’absence de preuves ne doit pas être interprétée comme une preuve d’absence et les concepteurs de programmes sont encouragés à fonder leurs programmes sur les résultats et les enseignements tirés des actions de prévention existantes considérées comme « encourageantes (…) »[7]

Notre contribution consiste en une appréciation qualitative et subjective, élaborée avec Praxis à partir du visionnage de spots vidéo. Nous proposons une analyse critique des choix de représentation graphique et discursive opérés dans ces spots, et de leur cohérence avec l’objectif visé : celui de la lutte contre les violences  . Nous identifions de cette façon les forces et faiblesses, en particulier les éventuels effets contreproductifs, de ces spots, afin d’aiguiller au mieux les autorités – ou toute association active dans la sensibilisation – dans l’élaboration des campagnes à venir. Bref, cette étude consiste, comme nous y invite le Conseil de l’Europe, à « tirer des enseignements des actions de prévention existantes ». 

Pour constituer notre corpus de spots vidéo, nous avons sélectionné toutes les capsules de sensibilisation adressées (le plus souvent exclusivement) aux auteurs de violences, de façon la plus exhaustive possible pour la Belgique francophone (néanmoins, les initiatives sont nombreuses et des actions menées à un niveau plus local ont facilement pu nous échapper) et de façon plus partielle pour les autres contextes nationaux (ont alors simplement été sélectionnées les vidéos qui apparaissaient suite à l’entrée dans les moteurs de recherche de mots clé, introduits en français et en anglais, tels que campagne, sensibilisation, prévention, violences faites aux femmes / violences basées sur le genre, auteurs, hommes) ; parmi ceux portés à notre connaissance, seuls des spots réalisés au Québec correspondaient à nos critères. avons ensuite soumis ces différents spots à des membres de l’équipe de Praxis Liège (la directrice Anne Jacob, la responsable clinique Cécile Kowal et l’intervenant Cédric Mazens, psychologue) en vue d’une appréciation collective. Notre intention de départ était de solliciter les hommes auteurs de violence avec qui travaille Praxis, ce qui n’a malheureusement pas été possible, étant donné le nombre important de demandes de cet ordre reçues par l’association, et le risque que la multiplication de collaborations en ce sens ne compromette leur travail de terrain.

 

  • Le corpus

Nous avons analysé :

  • 3 spots vidéo de la campagne « Réagissez avant d’agir ! » menée en 2015 par l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes

Une vidéo est consacrée aux violences physiques[8] au sein du couple, une deuxième aux violences verbales[9] et une troisième aux violences sexuelles[10]. Ces spots très courts (18 secondes) mettent d’emblée en scène des hommes violents ; dans chacune des 3 vidéos, un arrêt sur image suspend leurs actes de violence, accompagné d’une série circulaire de ronds blancs, qui s’anime et imite ainsi un symbole semblable à celui d’un téléchargement en ligne. Simultanément apparait le texte destiné aux auteurs (potentiels) « Réagissez avant d’agir », puis « Stop aux violences », ainsi qu’un lien vers le site de la campagne (qui n’est plus accessible aujourd’hui), où le public cible, des jeunes de 18-25 ans, pouvait, selon le communiqué de presse de l’IEFH, « symboliquement ajouter du temps de réflexion au compteur symbolique de la campagne ». Ce « compteur » illustrait « le temps de réflexion cumulé de toutes les personnes qui soutiendront la campagne et qui se seront ainsi opposés [sic] à la violence à l’égard des femmes »[11]. Ces spots sont décrits plus précisément ci-dessous (dans la section « Effets contre-productifs »).

 

  • 4 spots vidéo de la campagne « Arrête, c’est de la violence » menée en 2018 par la Fédération Wallonie-Bruxelles, la Wallonie et la COCOF

Cette campagne porte sur les violences dans les relations amoureuses chez les jeunes de 15 à 25 ans. Ni le site[12] de la campagne, ni les communications officielles des pouvoirs publics que nous avons consultées[13] ne précisent si elle vise les personnes victimes et/ou auteurs. C’est dans des articles de presse relatifs au lancement de la campagne que l’on trouve cette information : la campagne « arrête » s’adresserait aux jeunes « auteurs comme victimes »[14]. Nous notons de notre côté une ambivalence entre le slogan éponyme « Arrête ! C’est de la violence », dit avec emphase, sur le ton de l’injonction, à la fin de chaque spot, et qui semble s’adresser aux auteurs, et les ressources indiquées sur le site de référence de la campagne, arrête.be, qui s’adressent toutes, quant à elles, aux victimes. Pour ces différentes raisons, ces vidéos ont été intégrées au corpus. Les spots, au fond musical angoissant, durent environ 2 minutes chacun.

    • L’épisode 1 « Retour de soirée »[15] met en scène un jeune homme qui raccompagne une jeune femme chez elle après une soirée, insiste pour aller plus loin malgré ses protestations, et finit par l’embrasser de force dans le cou et passer la main sous sa jupe. Des notifications similaires à celles utilisées sur les réseaux sociaux apparaissent alors, qui caractérisent d’abord l’auteur (« identifié comme : violeur »), puis la victime (« identifiée comme : victime de viol »).
    • L’épisode 2 « Tu me quittes ? »[16] porte sur les cyberviolences commises par un jeune homme (également identifié via notification comme « auteur de cyberviolence ») à l’encontre de son ex (identifiée de même comme « victime de cyberviolence », manifestement de revenge porn), pour la punir de l’avoir quitté en début de séquence.
    • L’épisode 3 « Au lit »[17] met en scène Paul et Nat, un couple formé depuis six mois, comme l’indique une notification ; le jeune homme manifestement désireux d’essayer une nouvelle pratique sexuelle insiste de plus en plus fortement auprès de sa copine (une notification « identifié comme : harceleur » apparait alors). La jeune femme exprime son refus à plusieurs reprises, verbalement et physiquement (en repoussant plusieurs fois la main de Paul), mais le jeune homme la viole (là aussi, les identifications, respectivement comme « violeur » et « victime de viol », s’affichent sur l’écran). La vidéo se termine par un gros plan sur le visage de Nat, qui crie désespérément « Arrête ».
    • Enfin, l’épisode 4 « Le pote »[18] met en scène deux amis qui discutent, l’un (« identifié comme : agresseur sexuel ») relatant à l’autre (« identifié comme : témoin passif ») des ébats qui s’avèrent imposés. Si l’interlocuteur semble, d’après le zoom sur son visage en fin de séquence, ressentir un malaise face aux révélations de son ami, il n’en dit pas un mot.

À la fin de chaque spot apparaissent des chiffres relatifs aux différentes formes de violences mises en scène, suivis du numéro de la ligne d’Ecoute Violences conjugales et d’une mention au chat, repris sur le site de la campagne. Outre ces vidéos, des affiches et autocollants ont également été réalisés.

 

  • 6 spots vidéo « Consent quoi ??? »[19] réalisés par la Ville de Liège en 2019

À l’occasion de la Saint-Valentin, la Ville de Liège a lancé en 2019 une campagne de sensibilisation sur le consentement.  6 spots vidéo d’une vingtaine de secondes chacun ont été réalisés ; pour plus de facilité, nous renvoyons vers le spot de 2 minutes 26 secondes qui compile ces 6 vidéos[20]. Celui-ci s’ouvre sur une définition écrite du consentement (« action de donner son accord à une action, un projet »). Sur fond musical dynamique, on y voit, en images d’animation, un chat refuser d’être caressé ou pris dans les bras (par un humain dont on ne voit que des parties du corps, mais jamais la tête). Apparait après chaque scène, en toutes lettres, le message que le chat adresse à l’envahisseur, à savoir, par ordre d’apparition : « Même si je ronronne, je ne veux pas forcément des caresses » ; « Si je ne suis pas dans mon état normal, n’insiste pas » ; « Si je dors, je ne peux pas dire oui, donc c’est non ! » ; « Même si je suis venu sur tes genoux hier, je n’en ai pas toujours envie » ; « Je sais ce que je veux et je sais ce que je ne veux pas » ; « Bien que je sois ton chat, tu ne peux pas faire ce que tu veux de moi ». Chacune de ces citations s’accompagne, dans le bas de l’écran, de quelques précisions en italique qui font un parallèle entre la situation vécue par le chat mis en scène et le non-respect du consentement chez les humains (nous les détaillons dans notre analyse ci-dessous). La vidéo se termine sur l’affirmation écrite selon laquelle « Si le consentement est parfaitement clair, logique et simple à comprendre avec un chat, ça doit être la même chose avec les humains ! ». S’affiche ensuite, et ce dans toutes les capsules, le logo du plan de prévention de la Ville de Liège, avec le numéro de téléphone et l’adresse email correspondants.

Les vidéos étaient accompagnées d’un livret pédagogique. Celles-ci s’adressent principalement à un public jeune (« l’ensemble des écoles liégeoises du secondaire supérieur ainsi que les Hautes écoles, l’Université, les comités de baptême et les partenaires du réseau ») ; elles ont été intégrées au corpus en raison des messages véhiculés, qui s’adressent, d’après la 2e personne du singulier, à l’auteur des violences.

 

  • 3 spots vidéo de la campagne « La violence faite aux femmes, ça s’arrête là » / « La violence faite aux femmes, ça s’arrête maintenant », menée par le Gouvernement du Québec en 2021

Chacun des 3 spots dure 30 secondes.

    • Dans le spot « La violence faite aux femmes, ça s’arrête maintenant »[21], une voix off masculine qui s’adresse aux auteurs de violences conjugales introduit d’un « Quand tu dis à ta blonde[22]» les différents propos menaçants qu’un homme tient vis-à-vis de sa conjointe, dans différentes pièces de leur maison, souvent dans la pénombre. À différents moments de leur vie quotidienne, l’homme adresse à sa compagne une série d’injonctions à « changer » (de vêtements, de mot de passe, d’avis, de ton, d’ami·es…), sur le ton de la menace ou de la réprobation. L’homme qui parlait en off en début de vidéo apparait ensuite au premier plan (il s’agit d’un comédien connu au Québec), devant la maison. À l’arrière-plan, à travers la vitre, on assiste aux violences verbales que l’auteur, de plus en plus animé, continue d’infliger à sa compagne. Le comédien (la voix off du début) continue de s’adresser à l’auteur des violences, cette fois face caméra, en concluant : « Ben c’est pas à elle de changer. C’est à toi », tandis qu’on perçoit, en bruit de fond, le « Regarde-moi quand je te parle » que l’auteur adresse violemment à sa femme. La vidéo se clôture sur le slogan de la campagne « La violence faite aux femmes, ça s’arrête maintenant » et sur l’affichage du numéro de la ligne d’écoute SOS violence conjugale.
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    • Dans l’un des deux spots « La violence faite aux femmes, ça s’arrête là », on voit un homme au volant de sa voiture attendre qu’un agent actionne l’ouverture de la barrière automatique pour lui permettre de sortir du parking. L’agent assène alors une menace (« J’te laisse pas sortir d’ici sans savoir où tu vas ») au conducteur, interloqué, qui répond « Hein ? » avec un sourire interrogatif. L’agent poursuit : « Habillé de même en plus » (c’est-à-dire « habillé de cette façon, en plus »). Puis, quand le conducteur, de plus en plus stupéfait, essaye de protester, l’agent le coupe : « Hey arrête de tout le temps me mentir en pleine face, tu le sais que je peux p- ». Tandis que ce dialogue se poursuit, le contexte d’énonciation change, et c’est cette fois l’homme de la voiture qui s’adresse à sa femme, dans leur maison, pour l’empêcher de sortir. Le même dialogue se poursuit, mais c’est cette fois l’homme qui était au volant de sa voiture qui agresse verbalement sa femme ; il termine alors la phrase commencée par l’agent : « - as te faire confiance ! T’essaies toujours de me provoquer ! ». Son interlocutrice, déconcertée, essaye de protester (« Mon amour, je… »), mais l’homme l’interrompt (« Hey ! Là tu vas enlever ton manteau et tu vas rester ici ! C’est pas vrai qu’on va se chicaner à cause de toi. Moi je suis là, je suis fin[23] avec toi, je… ». Un texte s’affiche alors à l’écran : « On ne fait pas ce qu’on n’accepterait pas. La violence, faite aux femmes, ça s’arrête là » (auquel une voix off masculine, qui édicte l’énoncé, ajoute un « Les gars » en guise d’apostrophe). S’affiche ensuite à l’écran le numéro de la ligne d’écoute et les informations de SOS Violence Conjugale.
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    • Dans l’autre spot « La violence faite aux femmes, ça s’arrête là », le même procédé de changement de contexte d’énonciation à partir d’un même dialogue s’applique cette fois au facteur qui livre le courrier en mains propres, et assaille l’homme sur le pas de sa porte de questions intrusives à des fins de contrôle : « Ça vient de qui tous ces messages-là ? ». L’homme, stupéfait, répond « Hein ? ». Inquisiteur, le facteur poursuit : « Tu ne veux pas me le dire, hein ? Tu me caches quelque chose ? ». Sur la défensive, sourcils froncés, l’homme répond « Mais voyons, de quoi tu parles ? ». Le facteur poursuit : « Hey ! Prends-moi pas pour un taouin[24]». Le contexte change alors tandis que se poursuit le dialogue, et cette fois, c’est l’interlocuteur du facteur, à présent dans sa maison, qui s’adresse à sa femme sur le même ton accusateur qu’il subissait jusque-là : « Je le sais que tu parles dans mon dos à tes amis. Tu me fais passer pour un méchant, mais c’est toi qui cherches l’attention ». L’air las, sa femme, assise sur le lit, essaye de réagir à ses reproches (« Chéri… »), mais l’homme poursuit « Hey ! », puis, le champ visuel change en même temps que le volume sonore diminue et, filmé maintenant depuis le bout du couloir, on entend de loin l’homme poursuivre « Là tu vas m’arrêter tout de suite hein, tu vas me le dire, c’est à qui que tu parles, OK ? ». En même temps, le même texte que dans la vidéo précédente s’affiche à l’écran (« On ne fait pas ce qu’on n’accepterait pas », puis « La violence, faite aux femmes, ça s’arrête là »), suivi ensuite du numéro de la ligne d’écoute et les informations de SOS Violence Conjugale.

 

Voyons ce que révèle l’analyse critique de ces 16 spots.

 

De possibles effets contreproductifs ?

Il y a urgence à agir contre les violences, et toute initiative susceptible d’accroitre la visibilité de la ligne d’Ecoute violences conjugales (destinée à toute personne concernée par la violence, en tant que victime, témoin, auteur ou professionnel·le) est la bienvenue. Anne Jacob, directrice de Praxis, constate ainsi qu’une intervention au journal de 13h sur RTL à l’occasion de la journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes en 2021 a coïncidé avec une augmentation d’appels de la part d’auteurs. Néanmoins, l’analyse collective, avec Praxis, des spots vidéo présentés ci-dessus identifie des écueils susceptibles de contrebalancer, ou du moins atténuer, les bénéfices imputables à une visibilité accrue de la ligne d’écoute, ou plus largement du combat mené contre les violences faites aux femmes.

 

  • Une définition réductrice des violences

Fortes du constat selon lequel la majorité des initiatives de sensibilisation se concentraient sur les violences physiques, la Fédération Wallonie-Bruxelles, la Wallonie et la COCOF avaient lancé en 2011 « Fred et Marie », une campagne axée sur les violences psychologiques au sein du couple. Cette campagne s’adressait néanmoins aux victimes ; elle était dès lors centrée sur le vécu de celles-ci, compromettant ainsi (selon Praxis) toute identification pour les auteurs. Du côté des supports vidéo créés en Belgique francophone à destination des auteurs, néanmoins, l’acception retenue est souvent plus réductrice. En effet, les spots analysés mettent tous (à une exception près, que nous discutons ci-dessous) le focus sur les violences physiques et sexuelles.

Mais ce que nous entendons pointer ici comme problème ne réside pas tant dans l’absence de focus sur les violences psychologiques que dans la dissonance, dans certains cas, entre la mise en scène et le slogan, en l’occurrence : « Réagissez avant d’agir » (issu de la campagne menée par l’IEFH). En effet, l’enjeu de la pause sur image et de la série circulaire de ronds blancs qui l’accompagne pour symboliser le temps d’attente lors d’un téléchargement consiste à inciter les auteurs à suspendre leur comportement problématique avant d’ « agir ». Mais dans cette campagne, quel sens le mot « agir » recouvre-t-il ?

En réalité, dans les 3 spots vidéo, les comportements violents en sont déjà à un stade bien avancé avant que n’intervienne cet arrêt sur image destiné à faire réfléchir les auteurs de violences. Concrètement, voici ce qui se déroule au sein du couple avant que le slogan ne s’affiche : dans le spot axé sur les violences physiques, l’homme saisit l’épaule de sa conjointe pour la tourner violemment vers lui, il la jette par terre, ce qui provoque la chute d’un verre qui se brise en mille morceaux, il lève son poing et le dirige vers le visage de la femme, à terre, qui se protège comme elle peut. Apparaissent alors le symbole du temps de réflexion et le slogan « Réagissez avant d’agir ». L’action conjugale violente se résumerait-elle à l’assénement du coup de poing ? Si l’auteur s’interrompt après avoir brutalisé sa compagne, mais avant de lui décocher un coup au visage, considère-t-on alors qu’il a réagi à temps ? Que leur relation aurait pu être marquée par la violence, mais qu’il n’a fait « que » la jeter par terre et la menacer de son poing ?

Les mêmes questions – rhétoriques – se posent face au spot consacré aux violences sexuelles, après examen des faits qui précèdent le slogan, à savoir : l’homme, assis sur le lit, sourire en coin, saisit le bras de la femme, debout, qui cherche à s’en éloigner, sans succès, avec un air de dégoût. Il la force à s’asseoir à ses côtés, puis à s’allonger. Il l’embrasse dans le cou malgré ses tentatives de le repousser et lui saisit les jambes, pendant que la jeune femme jette un regard de détresse vers les spectateurs et spectatrices et tend les bras vers ceux-ci, comme pour appeler à l’aide. C’est là que s’affiche le slogan « Réagissez avant d’agir ». Mais intimer de « réagir avant d’agir » à ce moment tardif suggère que tout ce qu’il s’est passé avant (le harcèlement sexuel, la tentative de viol) ne constitue pas encore une action violente – or, ces violences entrainent en elles-mêmes de nombreuses conséquences (physiques, psychologiques, comportementales[25]) pour les personnes victimes. Suggérer indirectement que si l’on se « limite » à cela, on a « réagi avant d’agir » nous parait dangereux, et potentiellement heurtant pour les survivantes qui prendront connaissance des spots.

Le dernier spot de cette campagne a le mérite de mettre le focus sur les violences verbales, généralement plus discrètes, on l’a vu, dans les campagnes de sensibilisation. Mais là aussi, il y a de quoi être interloqué·e, dans la mesure où le slogan « Réagissez avant d’agir » et le symbole de réflexion n’apparaissent qu’après les images d’une femme en pleurs, tétanisée face à un homme qui crie, tape sur la table et fait rebondir un verre, se lève de sa chaise pour se pencher sur elle et lui hurler dessus. N’y a-t-il pas eu de comportement violent, jusque-là ?      

Les spots de cette campagne semblent ainsi circonscrire la violence à ses formes les plus extrêmes, au détriment d’une sensibilisation au continuum des violences[26]. Comme le souligne Cécile Kowal, responsable clinique chez Praxis, « C’est comme si on te montrait uniquement la phase d’explosion dans le cycle, et on te dit à ce moment-là que tu dois réfléchir avant d’agir. C’est trop tard ! En termes d’information : j’espère que, pour le pire de nos usagers, il n’a pas besoin de voir ces images-là pour savoir que c’est violent ! En termes de motivation à demander de l’aide, à se remettre en question, cela ne fonctionne pas, parce que c’est trop tard, la violence est déjà là. ». Or, pour une prévention efficace, le cycle de la violence doit être enrayé avant même ses premières manifestations (les premières moqueries, la première insistance à caractère sexuel, les premières tentatives de contrôle sur l’autre…). C’est à ce moment-là du cycle que les auteurs doivent « réagir avant d’agir », sans quoi le message pourrait bien devenir contreproductif : bousculer une femme, la jeter par terre, lui hurler dessus, la forcer à s’allonger sur un lit et lui saisir les jambes, c’est OK. Mais il ne faudrait pas aller plus loin. « S’il faut en arriver là pour considérer que c’est déjà un acte de violence, que ce qu’il s’est passé la minute avant ne fait pas partie de la violence, c’est dangereux. Le slogan est dangereux », estime Cécile.

A contrario, d’autres vidéos, tels que les spots québécois « La violence faite aux femmes, ça s’arrête là / maintenant » dont il sera question plus loin, affirment plus clairement que la violence commence dès les premières tentatives d’intimidation, de contrôle, d’isolement, et évitent ainsi l’écueil d’une définition réductrice des violences.

Enfin, alors même que le Conseil de l’Europe préconise, dans sa liste de contrôle qualité pour les campagnes de sensibilisation, des « propositions d’action concrète/de suivi/de changement pour le groupe cible »[27], on pourrait considérer comme contreproductif de n’évoquer comme piste d’action, dans les spots vidéo « Réagissez avant d’agir », que l’ajout de temps de réflexion symbolique, alors que des services d’accompagnement des auteurs de violences tels que Praxis existaient déjà à l’époque (2015). Comme l’observe l’association Garance :

Il y a une interpellation d’agir, certes. Mais « Réagissez avant d’agir », c’est pour le moins mystérieux et le film ne montre pas d’exemple comment [sic] parvenir à réagir et que faire concrètement. Seul acte proposé : les internautes sont invité/e/s à rajouter du temps de réflexion symbolique.[28] 

Cette absence de pistes d’aide concrète peut en effet donner l’impression aux auteurs qu’ils sont seuls et doivent trouver des solutions par eux-mêmes - le tout alors même que les spots n’outillent nullement les auteurs pour mieux identifier ce qui relève d’un comportement violent.

 

  • Une représentation stéréotypée des femmes comme victimes passives : un guide d’anti-autodéfense féministe ?

(...)

Pour lire la suite de notre étude et la télécharger en PDF

 


Pour citer cette étude:

Anne-Sophie Tirmarche, "Campagnes de sensibilisation à destination des auteurs de violences de genre : attention aux effets contre-productifs.", Collectif contre les violences familiales et l’exclusion (CVFE asbl), novembre 2023. URL : https://www.cvfe.be/publications/etudes/482-campagne-de-sensibilisation-a-destination-des-auteurs-de-violences-de-genre-attention-aux-effets-contre-productifs

Contact CVFE :  Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser. – 0471 60 29 70

Auteure : Anne-Sophie Tirmarche

Avec le soutien du Service de l’Education permanente de la Fédération Wallonie-Bruxelles et de la Wallonie.


Notes :

[1] Marianne Hester, Sarah Jane Lilley, Prévention de la violence à l’égard des femmes : article 12 de la Convention d’Istanbul. Série de documents sur la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, Conseil de l’Europe, février 2015. En ligne : https://rm.coe.int/168046e34d

[2] Coalition « Ensemble contre les violences », Évaluation de la mise en œuvre de la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique par la Belgique. Rapport alternatif de la Coalition « Ensemble contre les violences », février 2019, p. 32. En ligne : https://rm.coe.int/rapport-alternatif-belgique-shadow-report-belgium/1680931a73

[3] Groupe d’experts sur la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (GREVIO), Rapport d’évaluation (de référence) du GREVIO sur les mesures d’ordre législatif et autres donnant effet aux dispositions de la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (Convention d’Istanbul). Belgique, Conseil de l’Europe, le 21 septembre 2020. En ligne : https://rm.coe.int/rapport-du-grevio-sur-la-belgique-/16809f9a2b

[4] http://stopfeminicide.blogspot.com/, consulté le 10 octobre 2023.

[5] Voir https://www.cvfe.be/publications/etudes/457-campagnes-de-prevention-des-violences-faites-aux-femmes-destinees-aux-hommes-allies-masculinisation-de-la-prevention-ou-prevention-masculiniste

[6] Comme en attestent les slogans des différentes campagnes analysées, parmi lesquelles « Sois un homme, respecte les femmes », « My strength is not for hurting », ou encore « My strength is for defending ».

[7] Marianne Hester et Sarah Jane Lilley, id., p. 14-15.

[8] https://www.youtube.com/watch?v=YG_mETDyKHw

[9] https://www.youtube.com/watch?v=YpqzK4WoNiQ

[10] https://www.youtube.com/watch?v=SCaf7hjxpaY

[11] https://igvm-iefh.belgium.be/sites/default/files/content/cp_campagne_25_novembre.pdf

[12] https://arrete.be/

[13] Par exemple, la circulaire envoyé par la FWB aux acteurs de l’enseignement pour la diffusion de la campagne (https://gallilex.cfwb.be/document/pdf/45442_000.pdf) ou l’annonce du lancement de la campagne en Wallonie (https://luttepauvrete.wallonie.be/actualites/lancement-de-la-campagne-arr%C3%AAte-cest-de-la-violence)

[14] https://www.rtbf.be/article/arrete-une-campagne-pour-sensibiliser-aux-violences-et-a-la-cyberviolence-sexuelles-10072877 ou encore https://bx1.be/categories/news/arrete-cest-de-violence-campagne-sensibiliser-aux-violences-a-cyberviolence-sexuelles/

[15] https://youtu.be/FP_Ar88hOL8

[16] https://youtu.be/eoIIuM0XKbA

[17] https://youtu.be/y0kejCADCLA

[18] https://youtu.be/8RzVyXu54Cg

[19] https://www.liege.be/fr/vie-communale/services-communaux/securite/actualites/le-consent-quoi

[20] https://youtu.be/pfPoG8ZA2Tw

[21] https://youtu.be/ICcRb6qXxi0

[22] Au Québec, « ta blonde » signifie « ta compagne », « ta femme ».

[23] « Fin » signifie « gentil ».

[24] Expression qui signifie « imbécile ».

[25] Sofelia, « Le harcèlement sexuel : des informations complètes et pratiques pour mieux la comprendre, l’appréhender et y faire face ». En ligne : https://www.sofelia.be/nos-dossiers-thematiques/dossier-violences-sexuelles/harcelement-sexuel/

[26] Une initiative menée en 2014 par l’Institut pour l’égalité entre les femmes et les hommes et intitulée « La violence verbale aussi, ça fait mal », illustrait pourtant le continuum de violences à l’aide de slogans tels que « Ça commence par un Sale putain, ça finit par un coup de poing », montrant ainsi la continuité entre les violences verbales et physiques. Cette campagne s’est néanmoins concrétisée sous forme d’affiches, jeux de carte et sous-verres, mais pas de spot vidéo. Pour plus d’infos sur cette campagne : https://igvm-iefh.belgium.be/sites/default/files/downloads/dossier%20de%20presse%2025.11.pdf

[27] Conseil de l’Europe, Sensibilisation à la violence à l’égard des femmes : article 13 de la Convention d’Istanbul. Série de documents sur la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, 2015, p. 34. En ligne : https://rm.coe.int/168046e34e

[28] Garance, “Je campagne, tu campagnes, il/elle campagne… ». En ligne : http://www.garance.be/spip.php?article953

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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