Violences conjugales et sécurité du système familial

Par Sandrine Bodson, Claire Gavroy et Nadia Uwera - décembre 2013

En matière de violence conjugale, l’évaluation de la dangerosité des situations est un enjeu important du travail d’accompagnement des familles concernées. La maison d’hébergement québécoise La Séjournelle développe une expérience de travail en réseau autour de l’évaluation de la sécurité des systèmes familiaux dans la région de Trois-Rivières (bas Saint-Laurent). Deux intervenantes du CVFE sont allées observer sur place le fonctionnement de cette expérience dénommée Carrefour-Sécurité.

 

La dangerosité est une dimension très présente dans les situations de violences conjugales. En faire l’évaluation est complexe. Elle a pourtant un impact déterminant sur les actes posés par les professionnels amenés à intervenir dans ces situations, dans le cadre de leur mandat. Elle génère des sentiments d’impuissance qui mettent en difficulté, qui influencent nos perceptions et notre approche d’une situation.

Le collectif contre les violences familiales et l’exclusion (CVFE) s’est longtemps senti seul à porter le poids de la mise en sécurité physique des victimes, proposant aux femmes et à leurs enfants des lieux sécurisés où se réfugier, se reposer, se reconstruire et envisager leur devenir. En coopérant avec Praxis, la préoccupation de sécurité s’est élargie aux auteurs des violences, reconnaissant que ceux-ci retournent parfois la violence contre eux-mêmes. C’est tout le système familial qui est impacté par la violence conjugale.

Se référant à un modèle commun d’analyse d’une réalité dynamique à multiples facettes (celle des victimes, des auteurs, des enfants, des proches, des réseaux professionnels qui entourent les familles), les deux associations CVFE et Praxis[1] ont élargi ensemble leur compréhension des mécanismes à l’œuvre dans les situations de violences conjugales et intrafamiliales. La question de la sécurité a été examinée sous un angle plus large, intégrant la sécurité psychologique de tous les membres de la famille.

Le Processus de Domination Conjugale[2], cette grille d’analyse québécoise aujourd’hui progressivement disséminée auprès d’un large éventail de professionnels (particulièrement les instances chargées d’un mandat de sécurisation que sont les policiers et les magistrats), permet de s’entendre sur un mode d’appréciation de la sévérité des situations rencontrées. Est-ce suffisant pour autant ? La conviction du CVFE est que la sécurité est l’affaire de tous : pas seulement les organismes spécialisés ou ceux qui sont là pour sécuriser, comme les policiers. Il faut dès lors ouvrir la préoccupation de sécurité et l’élargir à d’autres professionnels.

Carrefour-Sécurité : une expérience québécoise

C’est avec cette question que, dans le cadre d’un accord bilatéral entre la Wallonie et le Québec, deux intervenantes du CVFE sont allées à la rencontre d’une expérience nouvelle développée à l’initiative de « La Séjournelle » à Shawinigan, dans la Région de Trois-Rivières au Québec, portant le nom de « Carrefour-Sécurité en violences conjugales ». De quoi s’agit-il ?

Au point de départ, une expérience-pilote mise en place en juin 2010 : un partenariat entre un large éventail d’organismes relevant des secteurs psycho-socio-judiciaires, dans le but de sécuriser tout le système familial, tant au plan psychique qu’au plan physique. Il faut savoir qu’au Québec, il existe une loi (Loi 180) autorisant à lever la confidentialité quand il y a un motif raisonnable de croire qu’un danger imminent de mort ou de blessure grave menace une personne ou un groupe de personnes identifiables.

L’instance « Carrefour-sécurité » favorise la mise en réseau ou réseautage (terme cher à nos collègues québécois), considéré comme une plus-value pour des services qui sont en difficulté dans une situation. Il permet les échanges entre professionnels sans qu’on ait à connaître de la manière dont chacun va s’emparer de la situation, pour éviter que le processus de violence ne s’amplifie.

Evaluer la sécurité des familles

Peu de métiers ont clairement l’évaluation de la sécurité dans leur mandat. Même les policiers sont là pour sécuriser plutôt que pour évaluer la sécurité ! D’une profession à l’autre, chaque service a sa manière d’identifier les situations de violences conjugales et de procéder à sa propre « cueillette d’informations ». Le cadre commun offert par le « Carrefour sécurité » permet à tous ces partenaires, dès le moment où ils partagent le même langage,  de se doter d’un outil commun et codifié d’évaluation de la sécurité.

La codification des situations permet de ne pas devoir échanger sur les informations dont chacun dispose. Ce sont les situations identifiées par un Code rouge qui requièrent l’activation du réseau intersectoriel dont est composé le « Carrefour sécurité ». Il s’agit bien de prévenir les homicides et les suicides. Tous les services amenés à intervenir dans une même situation sont alertés, informés, afin de permettre un meilleur suivi de l’ensemble du système.

La participation au Carrefour se fait sur base volontaire. Les premiers services mobilisés ont été les maisons d’accueil pour victimes, les services pour auteurs, les services de police, les services correctionnels, de probation et de détention, les parquets, les procureurs de garde, la commission québécoise de libération conditionnelle. D’autres partenaires les ont progressivement rejoints : les centres de santé mentale, les centres locaux de services communautaires, les centres jeunesse… pour autant qu’ils aient été préalablement formés.

Les actions intersectorielles sont de plusieurs ordres :

« Réseauter » n’implique pas nécessairement de l’activisme. La simple mise en réseau d’une situation peut contribuer à faire baisser le niveau de dangerosité. Réussir à faire l’évaluation de la sécurité conduit à changer les pratiques professionnelles, oblige les structures à se réorganiser.

L’impact de Carrefour-Sécurité sur le fonctionnement de la maison d’accueil

Il est intéressant de regarder comment cette dynamique intersectorielle a modifié les pratiques à l’interne de la Maison d’accueil « La Séjournelle » :

Cette façon de procéder permet de dégager rapidement des priorités d’actions, en particulier de construire un plan d’intervention singulier pour chaque situation.

Au niveau des services qui participent au « Carrefour-sécurité », des personnes-ressources sont identifiées sur base de leur formation à l’évaluation de la sécurité et de leur motivation au travail en réseau. Des rencontres entre ces personnes-ressources peuvent faire évoluer l’estimation du niveau de compromission de la sécurité. Quand on travaille ensemble à cette estimation, on est amené à prendre en considération la perception du partenaire professionnel. Au sein du Carrefour, il a été remarqué que la perception de la dangerosité varie si elle est évaluée ‘en solo’ ou avec les partenaires du réseau. Avec une tendance à percevoir plus de danger quand l’évaluation n’est pas partagée. Une surévaluation de la dangerosité peut conduire à des interventions qui, au lieu de le réduire, risquent d’accentuer le danger pour l’un ou l’autre membre de la famille.

Participer à la dynamique du Carrefour Sécurité contribue à l’interconnaissance des professionnels : connaissance des personnes, connaissance des limites des mandats de chaque service. Cela permet d’installer des relations de confiance qui facilitent grandement les échanges. Plus l’évaluation de la compromission de la sécurité sera partagée, plus spécifiques seront les interventions. Mais le Carrefour n’a de sens que si on place l’analyse du système familial au centre des préoccupations.


Pour citer cette analyse :

Sandrine Bodson, Claire Gavroy et Nadia Uwera, "Violences conjugales et sécurité du système familial", Collectif contre les violences familiales et l’exclusion (CVFE asbl), décembre 2013. URL :https://www.cvfe.be/publications/analyses/246-violences-conjugales-et-securite-du-systeme-familial

Contact :  Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser. – 0471 60 29 70

Avec le soutien du Service de l’Education permanente de la Fédération Wallonie-Bruxelles et de la Wallonie.


Notes :

[1] L’Asbl Praxis est mandatée pour accompagner les auteurs de violences conjugales (www.asblpraxis.be).

[2] Le Processus de Domination Conjugale (PDC) est un modèle systémique, interactif et évolutif d’analyse des dynamiques à l’œuvre dans les situations de violences conjugales. A l’initiative de la maison d’accueil pour victimes  « La Séjournelle » de Shawinigan , il a été construit en collaboration avec l’organisme « Accord-Mauricie » de Trois-Rivières et avec le département de psycho-éducation de l’Université du Québec à Trois-Rivières.