Le double standard : Un outil conceptuel pour les luttes sociales

Par Coline de Senarclens - septembre 2017

Un comportement n’est pas perçu ni jugé de la même manière selon que son auteur.e est une femme ou un homme : c’est ce phénomène que désigne l’expression « double standard ». L’utilisation de ce concept permet de visibiliser cette injustice et de la dénoncer, première étape dans la lutte contre la discrimination qu’elle entraîne.

On a longtemps accepté comme une évidence que les humains ne soient pas traités de la même manière en fonction de leur origine socio-économique, leur genre, leur race[1].… Aujourd’hui, il devient de plus en plus intolérable - et de moins en moins toléré - que des discriminations persistent et les humains sont censés être égaux en droit. Par conséquent, à quelques exceptions près, formellement, les discriminations sont interdites et les lois sont les mêmes pour toutes et tous au sein des pays européens et dans les traités internationaux. 

Malgré cela, il semble évident que les discriminations persistent et que la loi, notamment, ne suffit pas à juguler le problème. Peut-être parce que celle-ci, impartiale en théorie, discrimine finalement à travers son application, ses juges et son institution. Tout comme le racisme à l’œuvre dans les violences policières reste une réalité, la justice se montre plus sévère envers les minorités[2]. Dans le même ordre d’idée, alors que la discrimination à l’embauche est interdite, on sait qu’un CV avec un prénom féminin obtient 2 points sur 10 de moins que le même CV avec un prénom masculin de la part des potentiels employeurs et employeuses[3], ce qui veut dire que les mêmes comportements ou résultats sont appréciés différemment. Pourquoi ? Parce que même alors qu’une égalité formelle est (plus ou moins) atteinte, des biais persistent. C’est ce que les féministes ont qualifié de double standard. 

Il s’agit d’une pratique le plus souvent invisibilisée, soit parce que les personnes qui la commettent le font inconsciemment, soit parce qu’elle est niée. Ainsi, mettre des mots dessus, la visibiliser est fondamental. Dans une perspective militante, il est utile de se servir du concept de double standard pour dénoncer les discriminations. J’en parlerai donc ici comme d’un outil permettant une critique de situations inégalitaires dans des contextes qui donnent le plus souvent l’apparence de l’égalité. 

Le double standard c’est quoi ?

Le double standard est un concept simple. Il s’agit d’un jugement différencié porté sur le même comportement ou acte quand il est le fait de personnes issues de deux groupes différents, dans le contexte d’une société hiérarchisée (patriarcale, post-coloniale…). Certains doubles standards sont légaux (le droit de vote, par exemple, est attribué aux nationaux ou à certains étrangers, mais pas à d’autres, le droit de résidence également etc.) alors que la majorité sont tacites et informels, basés sur des conventions sociales et sur ce qui est communément partagé. De ce point de vue, repérer et dénoncer des doubles standards revient à souligner la puissance et l’impact des normes et des stéréotypes sur nos vies. Voici quelques exemples de doubles standards qu’on rencontre particulièrement souvent.

Double standard de genre

Les féministes dénoncent le double standard basé sur le genre. Les femmes et les hommes voient leur comportement jugé tout à fait différemment sur plusieurs aspects de leur vie dont, notamment, la sexualité. En effet, une femme ayant une sexualité active – prêtée ou avérée – voit sa réputation affectée, alors qu’un homme accumulant les conquêtes est valorisé. La première est une salope[4], le deuxième est un Don Juan. 

Un autre exemple: les comportements d’un père et d’une mère et les discours qu’ils provoquent. Les hommes qui s’occupent de leurs enfants sont applaudis alors que pour les femmes c’est tout à fait normal et peu valorisé. On peut observer le même phénomène dans les discours à propos d’un couple hétérosexuel qui partage rigoureusement les tâches : puisqu’il n’est pas habituel de voir les hommes faire la moitié du travail domestique, leur implication est perçue comme un sacerdoce méritant une reconnaissance sociale – comme le montre cet article de Elle « `Je n’aide pas ma femme´ : on adore cet homme qui partage les tâches à la maison et trouve ça normal ! »[5].Dans le même temps, les femmes qui ne font que 50% des tâches domestiques et éducatives  peuvent être perçues comme démissionnaires, carriéristes et in fine comme de mauvaises mères.

L’engagement féministe est paradoxalement un autre exemple de champ dans lequel on peut observer un jugement différencié en fonction du genre : alors que les femmes peinent à faire reconnaître l’importance et la justesse de leur combat, les hommes qui s’impliquent pour les causes féministes sont surmédiatisés et considérés comme des héros[6] puisqu’ils semblent agir de manière purement altruiste (alors qu’ils en retirent une grande reconnaissance sociale). Ces exemples montrent qu’on a des perceptions différentes des mêmes comportements en fonction du genre, et de ce qui est jugé socialement acceptable ou souhaitable pour un homme et une femme[7].

Islamophobie et double standard racial 

Les enfants de mes voisins suivent des cours d’instruction religieuse. Une fois par semaine, toute la famille se rend à la prière. Ils jeûnent un mois par année. Le fils s’est rapproché de la religion récemment, notamment sur internet, durant une période de trouble existentiel. Mes voisins sont catholiques. S’ils avaient été musulman-e-s, auriez-vous eu la même réaction ? 

Le double standard est également utilisé pour dénoncer des comportements racistes qui ne disent pas leur nom. Au mois d’août 2017, une association française pour la visibilité des femmes musulmanes, areligieuse, aconfessionnelle et apartisane, Lallab, a posté une annonce sur le site du Service Civique[8] du gouvernement français pour trouver trois stagiaires. L’annonce est retirée quelques jours plus tard par le Service Civique, en réponse au tweet d’un militant d’extrême droite, laissant penser que le problème réside dans le fait que Lallab soit une association musulmane[9]. Or, après enquête des internautes, il s’avère que le Service Civique soutient des associations chrétiennes, y compris des associations qui créent du contenu religieux (cours de catéchisme, prières…) ce qui n’est pas le cas de Lallab. 

Les associations musulmanes ne bénéficient manifestement pas des mêmes droits que les associations chrétiennes, puisqu’il est convenable de soutenir par des fonds publics les secondes alors que les premières n’ont pas ce privilège. Il semble évident que l’Etat craint, dans un contexte islamophobe, qu’une association de femmes musulmanes ne soit un lieu « communautariste » - adjectif que l’on emploie pour parler des associations d’étranger-e-s ou de descendant-e-s d’étranger-e-s, et rarement pour parler des communautés chrétiennes. 

Le Service Civique redoute aussi certainement qu’il s’agisse d’un lieu de « radicalisation », autre terme peu employé pour parler des groupes chrétiens, quand bien même ces derniers se sont montrés très actifs, politiques et organisés ces dernières années, comme on l’a vu avec le mouvement de La Manif pour Tous en France. Il y a là un double standard difficile à nier. 

Il est important de spécifier que Lallab est une association de femmes musulmanes se revendiquant féministes. Le positionnement féministe de l’association a été abondamment critiqué ces dernières semaines et il est évident qu’il ne convainc pas tout le monde. Mais justement, cette défiance est en soit un double standard, puisque si les autres femmes (blanches et chrétienne ou non croyantes) peuvent être féministes sans qu’on le remette en question, celles-ci n’ont pas ce privilège et on discute la légitimité de leur féminisme. Les femmes musulmanes se trouvent à l’intersection de deux discriminations, sexiste et raciste, ce qui rend d’autant plus difficile de se faire entendre et qui expose aux violences de toutes part – notamment de la part d’autres féministes.  

Discrimination, hiérarchie et invisibilité

Il est important de dire une chose simple mais fondamentale : appliquer un double standard est une discrimination. Le fait que deux personnes ne soient pas jugées de manière équivalente pour le même acte sur la base de leur appartenance à un groupe est discriminatoire. C’est la raison pour laquelle cet outil est important : il permet de dénoncer un traitement inégalitaire. Pourtant ces inégalités ne sont pas toujours perçues comme telles, puisque les doubles standards qui les régissent sont ancrés dans les perceptions collectives des individus et souvent entretenus par les discours médiatiques et politiques. Par exemple, les militant-e-s d’extrême droite étasuniens, arborant des drapeaux nazis et appelant au nettoyage ethnique à Charlottesville en aout 2017, ne sont pas qualifiés de terroristes[10]quand l’un des leurs fonce dans la foule des contremanifestants au volant de sa voiture, tuant une femme. La violence des uns (les musulman-e-s) est médiatiquement et politiquement étiquetée « terrorisme », alors que la violence des autres (les suprématistes blancs) est lissée. Donald Trump s’est fait remarquer par sa déclaration où il condamnait la violence « des deux côtés » : mais il ne condamne pas de manière équivalente les violences faites par et aux musulman-e-s, qui sont pourtant victimes de violences régulières au sein des pays occidentaux. 

Les conséquences en termes de discrimination sont évidentes. Pour commencer, cela implique que certains sont autorisés à faire acte de violences – notamment sur d’autres qui la subissent – sans conséquence. Pendant ce temps, d’autres sont systématiquement suspectés d’être violents et sont dans l’incapacité de faire reconnaître et condamner les violences, notamment racistes et sexistes, qu’ils et elles subissent[11]. D’autres discriminations découlent de cet état de fait : discrimination au logement, à l’embauche, vis à vis des arrestations ou de la violence de la police, légitimité et crédibilité des discours... Ces discriminations sont systémiques puisque c’est notre histoire patriarcale et coloniale qui a érigé les schémas mentaux dominants dans notre société. 

Le double standard permet de dénoncer et de visibiliser une forme spécifique de discrimination. Mais cette pratique s’inscrit dans un continuum, ce qui rend difficile le fait d’y mettre des limites. Par exemple, la culture du viol, en ce qu’elle tend à invoquer le comportement des femmes pour disculper les violeurs (« elle avait plusieurs amants » ; « elle avait bu beaucoup d’alcool »…) sans qu’il soit possible de retenir ces mêmes facteurs contre les hommes - au contraire « il avait bu beaucoup d’alcool » serait une circonstance atténuante – fait deux poids deux mesures sur la base du genre. C’est pourtant un élément parmi tant d’autres, qui fait partie d’une constellation de discriminations dont le viol est la forme la plus violente. Le phénomène du double standard a notamment  pour conséquence que les victimes sont blâmées pour leur comportement, décrit comme une prise de risque : sortir le soir, vivre et voyager seul-e, porter des habits sexy, avoir une vie sexuelle… Or les hommes qui ont ces comportements ne sont pas considérés comme prenant des risques. Ainsi, notre idée de ce qui est un comportement adapté en fonction du genre dessine la géographie des possibles, les zones de légitimité et, in fine, la liberté de chacun-e.

Dénonçons

Nous sommes convaincue qu’il est essentiel de dénoncer le double standard chaque fois qu’on l’observe pour ne pas laisser ces discriminations liées aux privilèges (de race, de sexe,…) dans l’invisibilité et pour ré-ouvrir les possibilités de penser et agir librement.

Parce que, comme on l’a vu, on applique des doubles standards le plus souvent sans s’en rendre compte, l’utilisation des outils critiques féministes et antiracistes est importante. Dans cette optique, les études de genre doivent permettre d’éclairer et de critiquer nos discours, nos imageries, nos comportements. 

Utilisons les outils qu’elles nous donnent pour dévoiler les pratiques discriminatoires. Sur les réseaux sociaux par exemple, partageons les articles et les discours imprégnés de double standard et expliquons en quoi il s’agit d’une discrimination. Faisons prendre conscience aux individus à l’écoute, et donc à la société, qu’elles ne sont pas tolérables. Et dans le même temps dénonçons et déconstruisons les arguments de celles et ceux qui assument des positions inégalitaires et par conséquent voudraient pratiquer, en toute conscience cette fois, des doubles standards racistes et/ou masculinistes.

 
 

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Pour citer cette analyse :

Coline de Senarclens, "Le double standard : Un outil conceptuel pour les luttes sociales.", Collectif contre les violences familiales et l’exclusion (CVFE asbl), septembre 2017. URL : https://www.cvfe.be/publications/analyses/91-le-double-standard-un-outil-conceptuel-pour-les-luttes-sociales

Contact :  Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser. – 0471 60 29 70

Avec le soutien du Service de l’Education permanente de la Fédération Wallonie-Bruxelles et de la Wallonie.


Notes :

[1] Bien qu’il soit évident que les races humaines n’existent pas, les races sociales restent des catégories pertinentes notamment pour une critique postcoloniale des rapports sociaux puisque la race reste une catégorie d’oppression.  

[2] https://oip.org/decrypter/thematiques/conditions-de-detention/discriminations/

[3] http://www.yalescientific.org/2013/02/john-vs-jennifer-a-battle-of-the-sexes/

[4] Coline de Senarclens, Salope ! Réflexion sur la stigmatisation, Hélice Hélas, Vevey, 2014

[5] http://www.elle.fr/Societe/Le-travail/Mieux-concilier/Je-n-aide-pas-ma-femme-on-adore-cet-homme-qui-partage-les-taches-ala-maison-et-trouve-ca-normal-3422795

[6] Comme cet homme qui « découvre » le sexisme en échangeant de signature avec sa collègue, et fait un buzz qu’aucune femme dénonçant les mêmes pratiques ne fera jamais : http://www.20minutes.fr/high-tech/2029987-20170313-echangesignature-mail-collegue-decouvre-sexisme-dont-victime-travail

[7] https://sansdeclinersnarclens.tumblr.com/post/160482836483/rapport-sociaux-de-genre-perspective-et 8 http://www.lallab.org/

[8] Comme le précise son site internet (http://www.service-civique.gouv.fr/) le service civique « est un engagement volontaire au service de l'intérêt général ouvert aux 16-25 ans, (…). (Il) est indemnisé et s'effectue en France ou à l'étranger. »

[9] http://www.liberation.fr/france/2017/08/18/l-agence-du-service-civique-suspend-une-annonce-accusee-d-islamisme_1590702

[10] https://www.letemps.ch/monde/2017/08/13/aux-etatsunis-un-rassemblement-dextreme-droite-tourne-drame

[11] https://quartierslibres.wordpress.com/2016/06/08/limpact-de-lislamophobie-sur-les-femmes-musulmanes-en-france/ 14 http://slutwalk.ch/violences/la-culture-du-viol/