Quel regard féministe sur la militarisation ?

Face aux discours militaristes et à la militarisation européenne, quel regard féministe ? Cette analyse met en lumière les nombreuses articulations entre les féminismes et les pacifismes, démontrant à quel point le pacifisme ouvre à une critique des inégalités et de l’exploitation.
“Le premier bombardement nous montra notre erreur” (A l’ouest rien de nouveau – E. M. Remarque)
Si la guerre faisait partie du quotidien de nombreuses personnes en Belgique, notamment parmi les populations issues de l'immigration, les récents événements - guerre en Ukraine, massacres en Palestine et au Congo, intensification de la Défense européene - ont amené cette réalité au cœur des préoccupations de bien d’autres¹. La Belgique fait face à un contexte de militarisation où les dépenses militaires sont augmentées, le service militaire remis d’actualité², la volonté de renforcer une culture de la défense affichée et les discours prônant “la guerre pour la paix³” assourdissants. Ainsi, des voix alternatives nous semblaient plus que bienvenues.
Nous aimerions faire entendre celles-ci et rappeler l’existence des discours et mouvements pacifistes. Plus que l'absence de guerre, le pacifisme questionne les injustices et les inégalités entre pays. Dans une réflexion pour une paix durable, il met en cause toute forme de colonisation et d’exploitation.
Dans cette analyse, nous prendrons l'angle féministe et ferons un rapide tour historique des liens entre féminisme et pacifisme. Nous mettrons ensuite en lumière quelques analyses féministes de la militarisation. Ce texte se veut court et n’aborde que de manière succincte une littérature et des mouvements riches. Nous ne pouvons que vous inviter à lire les sources utilisées. Ce texte n’a pas prétention à trancher des enjeux géopolitiques, mais à diffuser un autre discours, dans une volonté de nourrir notre esprit critique.
Pacifisme et antimilitarisme
“Ces moments et ces lieux où un esprit de résistance et le refus de se résigner sont parvenus à briser le fatalisme ordinaire qui, durant des siècles et des millénaires, a fait en sorte que l’on acceptait la guerre comme un phénomène naturel⁴, inévitable et même nécessaire” (Cockburn : 2015)
Dans son index, le Monde diplomatique définit le pacifisme comme une “doctrine d’opposition à la guerre et à la violence étatique, refusant l’emploi des armes. La sauvegarde de la paix est estimée prioritaire sur toute autre considération”. Cette remise en question de la guerre a traversé les siècles et s’observe dès l’Antiquité. Mais c’est au début des années 1800, au sein de l’espace anglo-étasunien, que celle-ci se structure en mouvements et institutions pour la paix. Durant cette longue histoire, de nombreuses raisons de refuser la guerre ont été mobilisées et les mouvements pacifistes ont été traversés par diverses idéologies. Dans un premier temps, ils ont été motivés par des idéaux religieux. Progressivement, ce sont les idées libérales qui arrivent au cœur des revendications pacifistes : le progrès et le libre échange n’ont pas intérêt à la guerre. On y voit également la marque de l’humanisme et de l'universalisme des Lumières. Ce pacifisme est fortement juridique : il pose sa confiance dans le droit international et souhaite l’avènement de cours d’arbitrage⁵.
Au début du 20eme siècle, s’il existe toujours des pacifistes chrétiens et libéraux, le gros des troupes est désormais socialiste⁶. Le pacifisme est marqué par l’internationalisme socialiste et par l’idée que la guerre trouve racine dans le capitalisme. Ainsi, les prolétaires n’ont pas de raison de s’entretuer et, quel que soit leur pays, ont intérêt à s’unir pour renverser ce système socio-économique qui les exploite. C’est dans ce contexte qu'apparaît un pacifisme plus radical : l’antimilitarisme⁷. On le définit comme “les courants d’idées – et les attitudes et pratiques qui en découlent ou qu’ils suscitent – qui, d’une part, récusent la nécessité ou la légitimité des forces armées et des activités militaires, dans l’ordre externe ou dans l’ordre interne ; ou, d’autre part, dénoncent et condamnent l’emprise jugée excessive de l’armée, et singulièrement de l’armée de métier, comme du système de valeurs dont elle est supposée porteuse, sur la société et /ou le pouvoir politique” (Lecomte : 2001).
Avec une telle diversité de tendances, les mouvements pacifistes ont usé de stratégies de mobilisation variées : recours aux cours de justice internationales, grèves, occupations de lieux, manifestations massives, etc.
La violence et les traumatismes de la première guerre mondiale ont intensifié les mouvements pacifistes tandis que la deuxième, face à la menace hitlérienne, les a essoufflés. Que pouvaient faire des revendications de paix face au nazisme et au fascisme ? La seconde partie du 20ème siècle a vu de nombreux mouvements contre la guerre tant les conflits et massacres y ont été nombreux : mouvements contre l’arme nucléaire, en opposition aux colonisations européennes, contre la guerre du Vietnam, mouvement des Mesarvot qui refusent le service militaire en Israël, etc.
Quel que soit le lieu ou l’époque, les mouvements pacifistes ont toujours fait face à de l’hostilité et ont été accusés de lâcheté, de défaitisme, d’anti-patriotisme, voire de trahison et ont pu connaître de lourdes répressions. Malgré cela, ils ont réussi, à travers les décennies, à s’opposer à la guerre et dans certains cas, comme au Vietnam, ont contribué à l’arrêt de celle-ci. Qu’elles soient présentées comme justes, nécessaires ou inévitables, ces voix ont toujours refusé l’évidence de celle-ci.
Féminisme et pacifisme
De nombreuses femmes ont participé à ces mouvements pacifistes : féminisme et pacifisme ont entretenu des liens très forts. Les féministes pacifistes se sont souvent organisées entre elles, fuyant des mouvements où les hommes ne laissaient que peu de place à leurs analyses et regards (Cockburn : 2015). S’il existait quelques timides tentatives d’organisation avant 1914, c’est bien le contexte de la première guerre mondiale qui a lancé le féminisme pacifiste et lui a donné forme via la création d’organisations internationales⁸. La plus fameuse de ces rencontres internationales, celle de la Haye de 1915, a regroupé des centaines de féministes aux pays militairement opposés. Ces féministes font le lien entre leur condition de femmes et la guerre : “ À leurs yeux, l’éradication de la guerre est indissociable de la lutte pour la libération des femmes ; le pacifisme et le féminisme font partie d’un même combat et d’une même logique” (Norris : 2015).
Ces mouvements pacifistes ne doivent pas cacher les dissensions existantes au sein des féministes. Lors de la première guerre mondiale, nombreuses ont défendu la guerre, dans un emballement patriotique, taisant ainsi leurs revendications féministes et internationalistes considérées comme moindre face à l'intérêt national⁹. Les féministes pacifistes se sont mises en porte à faux de leur propre camp. |
Lors des débuts du pacifisme féministe, les arguments utilisés par une partie des femmes seraient aujourd’hui qualifiés d’essentialistes tant ils faisaient le lien entre le rôle protecteur des mères et le refus de la guerre, opposant la douceur des femmes à la violence des hommes. Pourtant, d’autres voix féministes défendaient déjà une vision constructiviste et c’est cette vision qui a été prolifique au sein des mouvements et analyses féministes antimilitaristes. Prenant pour exemple “les comportements des femmes en position d’autorité” et faisant le constat que des femmes ont soutenu la guerre tandis que des hommes l’ont refusée (Aronoff : 1984), les mouvements féministes pacifistes ne pouvaient que contrer cette naturalisation de nos identités. Cockburn porte l’hypothèse que les femmes confrontées aux guerres développent une conscience féministe puisque le militarisme et le nationalisme s’accompagnent d’une intensification du patriarcat.
Le vingtième siècle a été marqué par diverses mobilisations de femmes contre la militarisation : grève d’ouvrières du textile russes contre le tsarisme et la guerre quelques jours avant la révolution russe, mouvement des femmes en noir (initialement des Israeliennes opposées à l’occupation illégale des terres palestiniennes, repris dans de nombreux pays comme en ancienne Yougoslavie pour dénoncer les conflits), campement pour la paix de Greenham Common en réaction au stockage d’armes étasuniennes sur le sol européen dans un contexte de guerre froide¹⁰…
Ces mouvements pacifistes de femmes ont, à travers les époques, constamment articulé les thématiques de la paix et de la militarisation à d’autres sujets comme les conditions socio-économiques, les violences faites aux femmes et le nationalisme.
Analyses féministes de la militarisation
Les mouvements féministes antimilitaristes ont été à l’initiative de nombreuses théories sur le “système guerrier”. Des figures telles que Cynthia Cockburn et Andrée Michel ont participé aux échanges entre ces mouvements et les milieux académiques. “Le féminisme et le pacifisme ont beaucoup en commun. Ils partagent tous les deux une vive préoccupation de la violence” (Aronoff : 1984). Les féministes antimilitaristes soulignent à quel point les violences faites aux femmes et le militarisme ont comme racine un même système : le patriarcat. “Koldobi Velasco soutient que le patriarcat et le militarisme partagent les mêmes valeurs (ou comme elle les appelle des contre-valeurs): la hiérarchie; la violence; l’obéissance; l’individualisme; le dédain pour la vie, pour les êtres humains et pour l'environnement; l’autoritarisme; la victimisation et la minimisation des femmes; l’uniformité; l’homogénéité; l’exclusion; le contrôle¹¹”.
Selon ces féministes, les rapports de genre actuels nous prédisposent à la guerre et perpétuent les conflits. Ainsi, la violence dans nos vies privées renforce la violence au niveau politique, et vice versa (Aronoff : 1984). Pour ces féministes, “le personnel est international¹²” (Cockburn : 2015). Pour exemplifier cela, Cockburn mentionne une féministe antimilitariste indienne qui raconte que ce n’est pas l’antimilitarisme qui les a motivées à s’organiser, mais le combat contre les violences faites aux femmes qui les a amenées à des réflexions sur la guerre. Les guerres démontrent à quel point les femmes sont “opprimées et exploitées à travers [leur] corps, [leur] sexualité et [leurs] capacités reproductives” (Cockburn : 2015). En temps de guerre, les femmes de “l’ennemi” sont des butins et le viol se systémise comme arme. La guerre renforce la domination des hommes et la distinction entre feminin et masculin¹³. De nombreuses militantes pour la paix inscrivent la guerre dans un continuum de violences.
Pour ces féministes, le patriarcat est donc une des causes de la guerre. Mais cela ne signifie pas qu’elles effacent d’autres causes. Au contraire, le féminisme antimilitariste va de pair avec une critique du capitalisme, de l’impérialisme, du colonialisme ainsi que du nationalisme. Les militantes antimilitaristes soulignent l’imbrication de différentes causes géopolitiques, économiques, nationales tout en incluant une critique de l’industrie de l’armement¹⁴. Les guerres résultent d’un système complexe qui ne peut être réduit au patriarcat et amène à des réflexions plus larges sur les injustices, l’exploitation et les discriminations qui sont incompatibles avec une paix durable (Cockburn : 2015).
Ces réflexions font écho aux angles morts qu’ont pu avoir certaines figures pacifistes. Par exemple, certain·es n’ont vu que trop tardivement le danger du fascisme et ont défendu un pacifisme intégral refusant de prendre position contre le nazisme ou pour le front populaire durant la guerre civile espagnole. Aujourd’hui, en France, les Guerrières de la paix minimisent totalement le caractère asymétrique et colonial dans les relations israélo-palestiniennes¹⁵. Il faut rester vigilant·es à ne pas tomber dans un pacifisme abstrait qui ne prend pas en compte les enjeux et rapports de force en place. |
Les analyses des féministes antimilitaristes ne se limitent donc pas aux guerres mais à un système plus large qui inclut celles-ci. Elles ne perçoivent pas les guerres comme des spasmes isolés, mais comme faisant partie d’un continuum d’étapes incluant le militarisme (qui est l’idéologie) et la militarisation. Elles dénoncent tout un système guerrier et une culture de guerre qui imprègne nos institutions, notre éducation, nos divertissements. “La guerre n’est en effet pas une parenthèse ou à un temps à part et les violences faites aux femmes ne sont pas une simple conséquence des guerres. Comme l’avait souligné Cynthia Enloe, “la militarisation [...] affecte les sociétés dans et hors de la guerre” (Debos : 2019). Dès lors, le militarisme et la militarisation nous semblent cadenasser la contestation et la possibilité de remise en question de la naturalité de la guerre ou des inégalités sexistes, et ce, quelles que soient les motivations invoquées à ce renforcement de la défense.
Les féministes antimilitaristes démontrent comment la militarisation affecte et nuit à nos quotidiens. Par exemple, Andrée dénonçait son coût pour les femmes en 1995. Selon elle, la militarisation est vectrice de chômage tant les emplois militaires coûtent plus chers que ceux dans le civil et note à quel point ce chômage se fait au détriment des emplois féminins qui ne sont pas ceux favorisés par le militarisme. Elle dénonce également que les budgets alloués à la défense se font au détriment d’autres dépenses qui pourraient êtres utiles aux femmes par exemple dans les services publics et sociaux et ce, même dans les pays riches (Michel : 1995). “Pour Andrée Michel, le complexe militaro-industriel renforce une économie duale offrant aux hommes des pays occidentaux des emplois bien payés et aux ouvrières des emplois précaires. Cette division du travail a une dimension internationale si l’on prend en compte les conséquences pour les femmes des pays du Tiers Monde et le développement de la prostitution des femmes près des bases militaires” (Debos : 2019). La militarisation et le militarisme, même en temps hors guerre, s’accompagnent de discours et de politiques qui nuisent aux femmes. Terminons en soulignant qu’il est un lien évident entre militarisme et natalisme qui ne peut qu’augmenter nos craintes.
Il nous semble primordial d’également questionner l’institution qu’est l’armée. Les études et témoignages qui relatent du fonctionnement de celle-ci mettent en lumière des méthodes, discours et pratiques basées sur le sexisme, l’homophobie et le racisme¹⁶. L’armée est décrite comme une institution conservatrice qui diffuse les mêmes valeurs, peu remises en question, depuis des siècles. Alors que les jeunes sont invité·es à faire leur service militaire en Belgique, nous pouvons questionner ces valeurs - tant vantées par certain·es politicien·nes - qui prônent la hiérarchie, le combat, la conquête et l’obéissance, tout en banalisant la violence, la possibilité de tuer et les traumatismes liés à la guerre. L’armée implique également une non remise en question des partis pris de nos états : notre pays est forcément toujours dans le bon camp, tandis que celui en face dans le mauvais. Pourtant, l’histoire coloniale et celle des mouvements sociaux ont grandement démontré à quel point nos Etats peuvent faire usage de la force contre des populations opprimées. Falquet dit à propos du service militaire qu’il “constitue un dispositif central de la vie des États-nations contemporains. Vu sous son aspect le plus positif, il constitue une puissante instance de socialisation et de formation qui prolonge le système scolaire, crée de profonds liens entre les personnes qui l'ont effectué et contribue puissamment à en faire des citoyen·nes légitimes. De façon plus brutale, on peut aussi le considérer comme la principale institution de formation collective, systématisée et massive, à l'usage de la violence et à son exercice légitime” (Falquet : 2016). Falquet pense le service militaire comme un apprentissage de la hiérarchie et comme un mécanisme validant la position dominante de certains groupes sociaux. Elle note à propos de celui-ci en Turquie : “c'est un dispositif qui consolide la division sociale entre deux groupes radicalement hiérarchisés - ici de sexe, mais il pourrait en être autrement”. L’exemple de l’armée israélienne nous semble assez parlant à ce propos. Si les femmes et les homosexuel·les y sont intégré·es, la déshumanisation des Palestinien·nes y est centrale. Dès lors, nous ne pensons pas qu’une armée “inclusive” balaierait les objections que nous avons face à celle-ci. |
En conclusion : «résiter à la frénésie militariste¹⁷»
“Quand on parle de réponse militaire, qui est-ce qui est envoyé mourir en première ligne ? Ce sont les prolétaires, les paysans, les minorités ethniques, les migrants, etc. Et qui fait énormément les frais de guerre ? Ce sont les femmes” (Falquet : 2025)
“Kropp, lui, est un penseur. Il propose qu’une déclaration de guerre soit une sorte de fête populaire avec des cartes d’entrée et de la musique, comme aux courses de taureaux. Puis, dans l’arène, les ministres et les généraux des deux pays, en caleçons de bain et armés de gourdins, devraient s’élancer les uns sur les autres. Le pays de celui qui resterait debout le dernier serait le vainqueur. Ce serait un système plus simple et meilleur que celui où ce ne sont pas les véritables intéressés qui luttent entre eux.” (A l’ouest rien de nouveau – E. M. Remarque)
Face au sexisme, comme face à la militarisation, il nous semble primordial d’oser refuser les évidences et la naturalité. D’autant plus dans un contexte de montée des extrêmes droites et des droites conservatrices. Que dire d’une militarisation qui prend place avec le gouvernement le plus antisocial, antiféministe et anti-migrant·es que la Belgique ait connu depuis longtemps ? Comment ne pas s’inquiéter de l’impact que cela peut avoir sur nos corps comme sur nos esprits ?
Les analyses et mobilisations des féministes antimilitaristes nous semblent dès lors salutaires dans une telle période. Elles nous invitent à remettre en question la propagande de guerre et nous aident à analyser une période dans laquelle les alternatives ne sont que peu bienvenues. Ces discours et mouvements antimilitaristes ont également des implications concrètes : ils ouvrent la réflexion sur ce que signifie un monde durablement en paix. Dès lors, ils dessinent un autre système économique ainsi que des relations plus égalitaires. L’antimilitarisme défie le patriarcat, le capitalisme et le nationalisme. A nous de nous saisir de ce regard et de le mettre en mouvement.
01 Notons également que la Belgique a de nombreuses fois été impliquée militairement, financièrement, diplomatiquement dans différents conflits ces dernières années, mais nous n’avons que peu de vue sur ces implications. |