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Publications
en Éducation Permanente

Violence conjugale et intersectionnalité

Depuis 10 ans le concept d’intersectionnalité suscite, principalement dans le monde anglo-saxon, de très nombreux débats et recherches. A partir de quelques uns des écrits abordant la question, nous allons présenter brièvement cette notion à travers son histoire et ses apports théoriques. Sans en occulter la complexité, nous voulons rappeler ici la pertinence d’un tel concept du point de vue de la réflexion sur la problématique des violences faites aux femmes. Ses apports au niveau pratique ne seront ici qu’ébauchés : ils feront l’objet d’une future analyse.

 

La notion d’intersectionnalité apporte un éclairage théorique sur certains des questionnements que nous avons développés ces dernières années dans d’autres analyses présentes sur le site du CVFE[1] et sur nos tentatives (et nos difficultés) d’adapter l’intervention, aussi bien sur le plan individuel que sur celui du travail de groupe. Autrement dit sur le challenge qui est le nôtre en termes d’aménagement de notre action : tenir compte de la diversification de la population hébergée, donc des vécus et souffrances individuels, et évoluer sans renoncer pour autant à mettre l’accent sur les points communs entre ces femmes et sur les enjeux collectifs qui les lient.

Les populations accueillies en maison d’accueil évoluent. Les difficultés que les femmes endurent, les types de domination qu’elles subissent se transforment et, notamment dans le cas de nombreuses femmes venues d’ailleurs, se multiplient. Autrement dit, les femmes que nous rencontrons sont victimes de violences et d’injustices en tant que femmes (c’est ce que l’on peut regrouper sous le terme de violences de genre), mais pas seulement.

Un défi et de nombreuses questions

Ce constat semble relever de l’évidence, mais il n’en souligne pas moins l’un des défis majeurs auxquels sont confrontées chercheuses/eurs et intervenant-e-s de terrain dans le domaine des violences faites aux femmes. Il pose en effet les questions suivantes :

  • Comment prendre en compte les violences subies par chaque femme en particulier, donc les reconnaître dans leur trajectoire personnelle, familiale et sociale, « tout en identifiant les systèmes d’oppression dans lesquels ces dynamiques s’inscrivent » et en continuant de lutter contre les rapports de domination qui s’exercent à travers les liens hommes-femmes ?
  • Devons-nous et sommes-nous capables d’intervenir auprès des femmes en tenant compte équitablement et simultanément des différentes formes d’oppression (genre, classe, origine,…) auxquelles elles doivent faire face ?
  • Peut-on (doit-on) éviter de privilégier certaines interventions, autrement dit de créer une hiérarchie entre les injustices à partir de notre propre carte du monde lorsqu’on tente de leur venir en aide ?
  • Ou, à l’inverse, serait-il « souhaitable d’isoler les discriminations et les difficultés vécues eu égard au contexte (culturel, social, etc.) et de focaliser l’attention sur les effets d’un système unique[2]», par exemple le sexisme ?

Tenir compte de l’intersection

La prise de conscience par les professionnel-le-s, les intellectuel-le-s et les militant-e-s des limites d’une certaine approche universaliste de la violence faite aux femmes (c’est-à-dire, en simplifiant volontairement les choses, d’une approche qui considère les femmes comme égales devant l’injustice qui leur est faite en tant que femme) n’est pas neuve.

Les mouvements féministes (revendiqués comme tels ou non) comportent depuis la fin des années 60 des voix dissidentes mettant en lumière le sort vécu par les minorités parmi la population des femmes[3]. D’importants travaux nord-américains ont notamment contribué à faire sortir de l’invisibilité les femmes s’auto-identifiant comme noires ou de couleur (on pense à Angela Davis ou bel hooks).

Le témoignage émouvant de la militante bolivienne Domitila Barrios de Chungara récemment retiré des « oubliettes de l’histoire » apporte un éclairage qui va dans le même sens[4]. La question que nous posent ces mouvements et prises de parole, aujourd’hui encore, est celle de notre capacité à tenir compte de la diversité des vécus et, au final, des différences dans l’impact qu’ont les violences sur les femmes en fonction, précisément, de leurs histoires et de leurs appartenances respectives.

Il s’agit bien de prendre en considération l’identité multiple des femmes (leurs différentes appartenances). En prêtant attention aux injustices s’appliquant à différents niveaux de cette identité (étatique, socioéconomique, religieux, conjugal ou encore lié à l’orientation sexuelle) et à leurs interactions. Autrement dit, comme le formula la première, au début des années 90, Kimberlé Crenshaw, une juriste étasunienne, le défi consiste à analyser les situations de ces femmes sous un angle « intersectionnel »[5]. Car l’une des idées clés de la théorie de l’intersectionnalité est que les oppressions vécues ne se contentent pas de coexister les unes à côté des autres, mais se nourrissent mutuellement au point d’intersection où elles se rencontrent.

Une femme tchétchène, musulmane, demandeuse d’asile…

Par exemple, si l’on pense à la situation d’une femme tchétchène, musulmane, demandeuse d’asile, donc primo-arrivante sur le territoire belge et dépendant de l’aide sociale. Ces caractéristiques ne nous parlent pas seulement de l’identité complexe de cette femme. En interagissant entre elles, elles dessinent une forme de fragilité sociale qui risque d’influer fortement sur sa capacité à (sa volonté de) lutter contre les violences conjugales qu’elle subit par ailleurs. C’est notamment par ce type de mécanismes que les inégalités sociales se perpétuent.

Une problématique déjà bien balisée

Des réflexions tenant compte de l’intrication des dominations ont vu le jour bien avant l’émergence des mouvements féministes du 20e siècle[6]. La théorie de l’intersectionnalité vient simplement leur donner une visibilité et une conceptualisation nouvelles. Même si sa généalogie fait l’objet de discussions, il semble clair qu’elle a d’abord été développée pour pallier l’incapacité du féminisme dominant de l’époque à aborder les difficultés spécifiques des femmes de couleur[7].

Ainsi, Kimberlé Crenshaw écrit en 1994[8] que son concept veut rendre compte « de la manière dont le positionnement des femmes de couleur, à l’intersection de la race et du genre rend leur expérience concrète de la violence conjugale, du viol et des mesures pour y remédier (nous soulignons), qualitativement différentes de celle des femmes blanches ». Outre que ces propos et cet angle d’analyse restent pertinents pour celles et ceux qui travaillent aujourd’hui (et de ce côté-ci de l’Atlantique) aux côtés d’une population multiculturelle de femmes et d’enfants victimes de violences, la notion d’intersectionnalité est donc, plus largement, un moyen de reconnaître la variété des expériences vécues par les femmes à travers le monde.

Et ce sans nier les rapports de pouvoirs inhérents à la communauté des femmes elle-même. Comme l’écrivent Florence Degavre et Sophie Stoffel, « reconnaître que le groupe ‘femmes’ est réparti le long des axes ‘classe sociale’ ou ‘ethnie/race’ -entre autres-, qu’il est divisé donc, c’est déjà un premier pas vers la reconnaissance du fait que toutes les femmes ne sont pas exposées de la même manière à l’oppression (…). Eclairer l’expérience (…) des féminins (…) demande (…) d’envisager toutes les configurations possibles, de la domination à la résistance, en fonction des variables comme l’âge, l’appartenance ethnique, la classe sociale, le lieu de vie, la sexualité, la présence ou non d’un handicap »[9].

Intersection, situation et dynamique

Dans une perspective intersectionnelle, on ne peut plus se contenter de dénoncer l’oppression de « la » femme à travers le patriarcat. Par sa prise en compte des effets concomitants de différentes catégories du social, l’intersectionnalité peut être considérée comme une importante contribution théorique du féminisme. Avec en point de mire, concrètement, l’élaboration d’instruments intersectionnels qui permettraient de transformer les politiques de justice sociale et les dispositifs de lutte contre les discriminations.

Par exemple, Myra Max Ferree, sociologue étasunienne (elle aussi), propose deux façons d’envisager la réalité sociale en termes d’intersection des rapports sociaux de domination. L’une centrée sur la situation, la seconde sur la dynamique.

  • Il est d’abord possible d’appréhender un lieu, une « réalité sociale » du point de vue des différents axes d’inégalité (principalement : origine, classe, genre) qui le traversent. Par exemple on pourrait s’intéresser au travail de nuit ou, de notre point de vue, au cas des maisons d’accueil pour personnes ayant été victimes de violences. Plus précisément, nous pouvons chercher en ce lieu les points de rencontre entre les axes, les endroits où se croisent et se renforcent mutuellement les inégalités. On peut alors observer les populations marginalisées qui occupent ces points d’intersection afin de comparer :
    • leurs degrés de vulnérabilité (à telle ou telle action politique par exemple),
    • leurs besoins en termes d’interventions (sociales, législatives) susceptibles de réduire l’impact des inégalités, voire de réduire les inégalités elles-mêmes[10].
  • Mais on peut également aborder une question sous l’angle intersectionnel en observant une population à un moment donné de son histoire pour mesurer ce qu’elle conteste ou ce qu’elle vit de contestable (d’injuste). Il s’agit, dit Mme Ferree, de « délier le nœud intersectionnel » qui se joue pour cette population donnée à ce moment-là. Autrement dit, l’idée est ici de relier entre eux les constats d’inégalités, de mettre en évidence les lieux d’intersection entre les injustices pour montrer comment elles s’influencent mutuellement.

En effet, « accorder la priorité à un seul point d’entrée de l’identité (le sexe) ou à une seule relation de pouvoir (le patriarcat) en excluant les autres »[11] (l’origine ethnique, la classe, l’histoire de la communauté d’appartenance, le statut sur le territoire), donne une image inexacte de toute la diversité de la vie des femmes. Ainsi, de nombreux intervenants mettent en lumière les liens entre patriarcat, capitalisme et nationalisme (ou protectionnisme?), donc entre famille (berceau des inégalités de genre), économie et politique[12].

Macro et micro

L’analyse intersectionnelle de nos sociétés est à double emploi : elle semble tout aussi pertinente pour porter un regard centré sur les personnes (micro) que dans l’analyse des dynamiques socio-économico-politiques (macro). Double emploi pour une double généalogie sans doute. Deux courants théoriques majeurs ayant irrigué (et parfois revendiqué la maternité de) l’approche intersectionnelle : d’abord, comme on l’évoquait plus haut, la pensée féministe noire (néo marxiste, structuraliste, attention portée aux éléments macros qui maintiennent les inégalités) et ensuite la pensée postmoderne (post structuraliste, attention portée aux identités complexes, aux processus de subjectivation, aux individus).

Notons que « cette dualité analytique macro/micro qui caractérise la recherche intersectionnelle se traduit chez {Patricia Hill}Collins par une distinction lexicale : elle utilise l’intersectionnalité pour désigner les formes particulières que prennent les oppressions imbriquées dans l’expérience vécue des individus et la matrice de la domination pour désigner leurs organisations sociétales[13]».

Dans cette perspective, comme on le suggérait en commençant cette analyse, le défi consiste pour les intervenant-e-s socia-ux-les au sein des associations féministes, à combiner l’attention portée à l’individu unique que nous rencontrons dans la relation d’aide et le maintien d’une analyse sociologique et politique des violences faites aux femmes en tant que groupe. Pour reprendre les termes de Collins, il s’agit pour nous de décortiquer les situations individuelles sous un angle intersectionnel sans pour autant se laisser happer par leur diversité et perdre de vue la matrice de la domination et ses mutations (liées par exemple à l’évolution des migrations).

Dans une perspective (post)marxiste, on pourrait dire avec Danièle Kergoat, que ce sont les rapports sociaux qui ne doivent pas être perdus de vue. La sociologue française nomme rapports sociaux les relations conflictuelles entre deux groupes sociaux (hommes-femmes, blancs-noirs, employeurs-salariés) autour d’un enjeu défini (par exemple : le travail). Ces relations passent d’une part par le langage, les valeurs et les idées (par la création socio-culturelle de « l’autre », donc de la différence[14]) et d’autre part par le trio exploitation/domination/oppression (ce qui peut se traduire, du point de vue des rapports hommes-femmes, par « différentiel de salaires/plafond de verre[15]/violences »)[16].

Retour sur notre exemple

Dans cette optique, la jeune femme tchétchène dont nous parlions plus haut se retrouve à l’intersection des rapports sociaux d’origine, de sexe, de classe et, en quelque sorte, de mobilité/migration (elle fait partie de « ceux qui arrivent », pas des « nationaux », de « ceux qui étaient là avant »). Sur chacun de ces axes de domination possible, nous constatons qu’elle se situe en marge par rapport aux normes (aux mythes) dominantes aujourd’hui (elle n’est ni blanche, ni belge, ni en ordre de séjour, ni chrétienne ou laïque, ni indépendante des services sociaux, etc… : elle est « l’autre »). Et, par conséquent, nous faisons l’hypothèse qu’elle subit une discrimination pour ce qui concerne l’accès aux ressources et à la reconnaissance sociale[17].

L’approche de la réalité sociale en termes d’intersectionnalité met ici en lumière « la production sociale d’inégales possibilités d’action »[18].

Au-delà des catégories…

Si nous devions intervenir auprès de la femme brièvement décrite ci-dessus, il nous semble que les différentes chercheuses que l’on vient d’évoquer nous rappelleraient deux points. D’une part l’importance de chercher avec cette femme comment les rapports sociaux s’entrecroisent et font nœud pour elle, de façon singulière. Et d’autre part le fait que la position de cette femme n’est jamais figée. Notamment parce qu’elle est, comme chacun d’entre nous, imbriquée dans des rapports (une matrice) de domination plus larges qui, eux également, sont toujours en mouvement.

Autrement dit, le concept d’intersectionnalité tel que présenté ici nous invite à nous méfier de la pensée catégorielle et de ses effets. Comme Christine Delphy[19], Patricia Hill Collins souligne combien les oppressions se basent sur la construction de la différence et sur l’internalisation par les personnes dominées des stéréotypes liés à leur catégorie (ce qui les amène à se comporter en conformité avec les stéréotypes dont on les affuble dans ce qu’on appelle une prédiction auto-réalisatrice).

Un parti-pris pourrait être le suivant : il y a du jeu. Il n’y a pas de fatalité de la domination. Car les modes de domination, comme les êtres humains, ont une histoire et se transforment. « Pas plus que la drag queen, aucune femme n’est tout-à-fait conforme aux normes de ‘son’ genre. Aucune n’est absolument ce que celles-ci lui enjoignent d’être »[20]. Et puisque personne ne peut correspondre impeccablement à la norme imposée par/à ses groupes d’appartenance, il y a toujours des nuances et des possibilités de déplacement et de résistance pour l’individu. En ce qui concerne le travail social, l’un des enjeux d’une approche intersectionnelle pour les intervenant-e-s est sans doute de tenir compte des appartenances des personnes tout en résistant à la tentation de penser le social en termes de catégories figées. Il leur faut garder à l’esprit les capacités de résistance des personnes. Et si c’est le cas, leur travail revient souvent « simplement » à les mettre en lumière.

Comment ?

…des pistes pour l’intervenant-e social-e ?

Au-delà de l’apport intellectuel évident d’une telle approche aux mouvements féministes et plus largement aux réflexions sur l’injustice et l’oppression, ce qui nous intéresse en tant qu’intervenant-e-s auprès des femmes victimes de violences ce sont aussi ses applications pratiques. Alors, la littérature explorée peut-elle contribuer à enrichir l’intervention ? Nous terminerons cette analyse par quelques idées-clés dénichées dans les textes ou inspirées de ceux-ci.

1. Lunettes intersectionnelles

Tout d’abord, l’utilisation de lunettes intersectionnelles peut aider les intervenant-e-s sociaux à garder un œil critique sur leurs propres positions sur les axes de domination. L’attitude autocritique consistant à partir du principe que l’on procède soi-même à des exclusions, sans pouvoir les déterminer à l’avance.

Ce qui implique que les intervenant-e-s se posent, entre autres, les questions suivantes : ne nous situons-nous pas, dans les rapports sociaux de pouvoir, en position dite hégémonique (dominante) ? ne pensons-nous pas par exemple détenir la définition de ce qu’est l’émancipation ? ne sommes-nous pas souvent plus proches de la norme dominante sur tel ou tel axe (classe sociale, sexe, origine ethnique,…) que les personnes que nous accompagnons, et à ce titre justement, ne risquons-nous pas comme on vient de le suggérer, de les figer malgré nous dans des catégories, de leur coller ou d’entretenir des étiquettes ?

2. Rendre visible l’identité multiple de la personne

Les textes cités ici soulignent l’importance et l’intérêt d’une intervention qui vise, avec la personne elle-même, à comprendre et mettre en valeur les façons dont elle circule entre les catégories et au sein même de ces catégories. C’est-à-dire d’une part comment son identité se meut et se démultiplie, comment elle est à la fois simultanément et successivement victime de violences conjugales, mère célibataire, travailleuse en recherche d’emploi, noire africaine dans une ville européenne, journaliste dissidente, protestante non-pratiquante, gabonaise, migrante primo-arrivante, veuve,… Et d’autre part comment elle se déplace au fil du temps (déplacements mêmes minimes, même apparemment anodins) dans chacune de ces catégories.

En donnant une visibilité à l’identité multiple de la personne qu’on accompagne et aux déplacements qu’elle implique, on lui permet sans doute à la fois de mesurer à quel point d’intersection entre les axes de domination elle se trouve et avec qui elle partage ce vécu d’injustice aujourd’hui (possibilité d’une revendication collective) et de se percevoir comme un être humain en mouvement, porteur d’intention qui lui sont propres, à la trajectoire unique et au futur incertain, donc ouvert.

3. « Self-definition »

Pour Patricia Hill Collins, l’émancipation des humains les plus opprimés passe en effet par la remise en question des catégories auxquels ils appartiennent. Puisque celles-ci, telles qu’elles sont définies via le racisme ou le sexisme notamment, maintiennent le statu quo des rapports de pouvoir entre races et entre sexes. Elle met en avant le rôle fondamental de l’éducation à la réflexivité[21] et encourage toute intervention permettant de susciter, faciliter l’augmentation de la « self-definition », donc de la subjectivité individuelle. Et si la perspective défendue par Hill Collins est individualiste, elle ne considère évidemment pas que chaque individu devrait se couper des autres pour échapper aux oppressions. Car, comme la domination se perpétue collectivement à travers la transmission de valeurs et croyances et par la répétition d’actions concrètes, les processus de subjectivation que Hill Collins appelle de ses vœux passent aussi selon elle par la rencontre avec d’autres dans des espaces de parole sécurisés. L’idée est de mettre en doute les évidences racistes, sexistes, etc. Avec la possibilité d’accompagner les personnes dans la reconstruction de croyances et convictions plus personnelles.

4. Le « soi-dialogique »

Dans son analyse des narrations identitaires de jeunes Marocaines issues de l’immigration aux Pays-Bas, Marjo Buitelaar utilise le concept de « soi-dialogique ». Elle examine leurs identifications intersectionnelles sous forme de dialogues entre les multiples voix du soi, où chacune des voix est inscrite dans les répertoires de pratiques, de caractères et de discours traversés par des rapports de pouvoir spécifiques. Cette méthode pose donc la question suivante : comment se combinent et se parlent les différentes identités (religion, classe, genre, ethnique) de la personne ? Ce qui nous laisse avec une autre question : si l’on estime que susciter et accompagner le dialogue entre leurs identités avec les femmes que nous rencontrons serait pertinent pour l’intervention, quelles méthodes plus précises d’entretien utiliser pour appliquer le soi dialogique[22].

Pour conclure

Quels que soient les outils utilisés, l’objectif est toujours d’aller à la rencontre d’une identité complexe. La notion même d’intersection suggère d’aborder la femme que nous rencontrons sans braquer les projecteurs sur les seules violences domestiques et en laissant au contraire une place aux différentes dimensions de son identité. Car il n’existe pas de communauté homogène en soi. Dès que l’on s’attache à observer une population sous différents angles (en prenant en compte plusieurs lignes d’oppression), l’apparente homogénéité vole en éclats.

Ainsi, quand dans la maison d’accueil, nous croisons successivement deux femmes issues d’Afrique noire francophone et devant répondre à des injonctions similaires de l’Office des Etrangers, nous risquons de perdre de vue l’originalité de leur parcours. Pourtant Elsa est centrafricaine et a été mariée par sa famille sans qu’elle ait son mot à dire et Rosette nous explique avoir aspiré à quitter le Cameroun parce que « l’homme blanc » lui paraissait la garantie d’une histoire d’amour fidèle et sécurisante (y compris du point de vue très concret des MST). Et nous pourrions continuer à dénouer le fil de différences, d’abord imperceptibles.

Certes, ce que ces femmes nous disent ne correspond ni à une vérité objective (aucun récit ne peut/veut transmettre ce qui a été « vraiment » vécu) ni à une vérité exhaustive (tant de choses restent non-dites, pour de multiples raisons). Mais la perspective intersectionnelle et donc l’attention portée à la diversité des récits et aux différentes voix qui les composent sont précieuses sur le terrain des violences faites aux femmes si elles permettent :

  • de saisir la diversité des contextes d’oppression,
  • d’entrevoir la « complexe articulation des identités/inégalités multiples » des personnes rencontrées
  • de mieux comprendre comment les divers systèmes de pouvoir et de privilèges, ainsi que les facteurs liés à l'identité sociale ont un impact sur :
    • les réactions des familles des victimes, de leur communauté et de la société d'accueil à leur situation ;
    • les stratégies de résistance et de protection qu'elles adoptent ;
    • leur perception de ce qui fait problème, de ce qui pour elles relève de la violence.

Si les femmes que nous rencontrons ont subi et subissent des formes de domination communes (celle de traditions patriarcales similaires dans leurs sociétés d’origine, celle de leur conjoint une fois en Belgique, celle de l’Etat quand elles doivent lutter pour rester sur le territoire), elles ne se situent jamais au même moment sur un même point des différents axes de domination.  C’est pourquoi les oppressions débouchent sur des réactions et des impacts différents. Et par conséquent sur des besoins différents.


Pour citer cette analyse :

Roger Herla, "Violence conjugale et intersectionnalité", Collectif contre les violences familiales et l’exclusion (CVFE asbl), décembre 2010. URL : https://www.cvfe.be/publications/analyses/278-violence-conjugale-et-intersectionnalite

Contact :  Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser. – 0471 60 29 70

Avec le soutien du Service de l’Education permanente de la Fédération Wallonie-Bruxelles et de la Wallonie.


Notes :

[1] Par exemple : « Femmes d’ailleurs, intervenantEs d’ici. Multiculturalité au Refuge : pratiques, questionnements et perspectives » (2005), « Asile précaire et violence conjugale: une double violence qui pèse sur les femmes migrantes » (2008) (à lire sur notre site www.cvfe.be).

[2] Les questions et réflexions repris dans cette analyse doivent beaucoup à l’article suivant : Christine Corbeil et Isabelle Marchand, « L’intervention féministe intersectionnelle : un nouveau cadre d’analyse et d’intervention pour répondre aux besoins pluriels des femmes marginalisées et violentées », janvier 2007.

[3] Comme l’évoque par exemple Barbara Epstein dans « Pourquoi le poststructuralisme est une impasse pour le féminisme », dans la revue Agone, 2010, n°43, pp.85-105.

[4] « J’y suis montée {à la Tribune} et j’ai parlé. Je leur ai montré qu’elles ne vivaient pas dans le même monde que nous. Je leur ai montré qu’en Bolivie on ne respecte pas les droits de l’humanité et qu’on y applique ce que nous appelons la ‘loi de l’entonnoir’ : large pour quelques uns, étroit pour les autres. Que les dames qui s’organisent pour jouer à la canasta et applaudir le gouvernement ont droit à toutes les garanties et à tous les respects. Mais les femmes comme nous, les ménagères, qui nous organisons pour que se lèvent nos peuples, nous sommes battues, nous sommes poursuivies. Elles ne voyaient pas toutes ces choses. Elles ne voyaient pas les souffrances de mon peuple », extrait de « Une femme de mineur à la tribune de l’Année internationale de la femme (1976) » également dans la revue Agone, op.cit., pp.69-84.

[5] Crenshaw (Kimberlé Williams), « Mapping the margins: Intersectionality, identity politics and violence against women », Stanford Law Review, 1991, n° 43, pp. 1241-1298.

[6] Danièle Kergoat, « Dynamique et consubstantialité des rapports sociaux », in Sexe, Race, Classe. Pour une épistémologie de la domination, sous la dir. d’Elsa Dorlin, Paris, PUF, 2009, p.115. Elle évoque Flora Tristan mais aussi la Déclaration des droits de la femme d’Olympe de Gouges en 1791.

[7] Patricia Hill Collins dénonce ce qu’elle nomme « l’eurocentrisme » d’une majorité de féministes nord-américaines blanches dans son livre Black Feminist Thought : knowledge, consciousness and the politics of empowerment, New-York, Routledge, 2000 (2e éd.).

[8] On trouve la traduction de son article sous l’intitulé « Cartographie des marges : intersectionnalité, politique de l’identité et violence contre les femmes de couleur » dans Cahiers du Genre, n°39, 2005, pp.51-82.

[9] Dans l’introduction à Diversités des féminismes, Bruxelles, Université des femmes, 2008, page 8.

[10] Lire entre autres, dans la Collection « Terrains d’Ententes » du CVFE, l’étude de Sophie Kölher intitulée Victimes de violences conjugales en situation précaire sur le territoire : une double violence (www.cvfe.be-2009)..

[11] Lire « Les cadres d’analyse féministe intersectionnelle, une vision émergente », éd. ICREF (Canada), 2006.

[12] Ce fut le cas par exemple lors du colloque international tenu à Madrid en juillet 2008 : « Mundos de mujeres (Mondes de femmes). L’égalité n’est pas une utopie », avec comme sous-titre « Nouvelles frontières : avancées et défis ». Ce colloque s’intéressait notamment à l’évolution des migrations féminines.

[13] Sirma Bilge, « Théorisations féministes de l’intersectionnalité », extrait de Diogène, n°225, janvier-mars 2009.

[14] Dans le cas des rapports sociaux entre les sexes, il s’agira de la définition normative de ce que c’est ‘être une femme’ versus ‘être un homme’ et de la forme que doit prendre une relation ‘homme-femme’. Aux yeux de Patricia Hill Collins, cette façon de créer de la différence est ce qui justifie, ce qui légitime l’oppression aux yeux des dominants comme des dominés. C’est ce qu’elle appelle le niveau hégémonique de la matrice de la domination. Celle-ci comporte également, pour Collins, les niveaux structurel, disciplinaire et interpersonnel.

[15] Expression utilisée pour décrire la frontière invisible qui empêche certaines catégories de personnes d’accéder à des positions (notamment professionnelles) plus élevées.

[16] Danièle Kergoat, op.cit., p.113.

[17] Audre Lorde est une écrivaine nord-américaine décédée en 1992. Elle se définissait elle-même comme "poétesse, guerrière, mère, lesbienne, noire". C’est elle qui considère que « les structures de domination sont développées et consolidées dans la relation entre ce qui est considéré comme la norme et ce qui apparaît comme différent ». Elle est citée dans l’article de Patricia Purtschert et Katrin Meyer, « Différences, pouvoir, capital », in Sexe, Race, Classe. Pour une épistémologie de la domination, op.cit., p131.

[18] Ibidem, p.139.

[19] Dans « Classer, dominer. Qui sont les ‘autres’ ? », La Fabrique, 2008.

[20] Comme l’écrivait Charlotte Nordmann, s’inspirant de Judith Butler, dans Bourdieu/Rancière. La politique entre sociologie et philosophie, Paris, Amsterdam, 2006, p.214.

[21] Qui ici pourrait consister à se demander : « Tiens, pourquoi est-ce que je crois ce que je crois ? Et au fond qu’est-ce qui rend si évidentes les catégories qui structurent ma société et définissent ma place sur les principaux axes de domination ? ».

[22] Marjo Buitelaar, “I Am the Ultimate Challenge: Accounts of Intersectionality”, in The Life-Story of a Well-Known Daughter of Moroccan Migrant Workers in the Netherlands, in European Journal of Women's Studies, August 2006, 13, pp. 259-276 (cité par Sirma Bilge, op.cit.)

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