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en Éducation Permanente

A propos de l'usage du mot "victime"

Dans les débats ayant entouré les mouvements #Metoo et #balancetonporc, des voix très diverses se sont inquiétées ou offusquées qu’une telle prise de parole collective renvoie l’image de femmes « éternelles victimes »[1], toujours fragiles, faibles, incapables de se défendre et « traumatisables ».

Comme si le fait de dénoncer enfin des actes de violences subis, de se reconnaître et de se faire connaître en victimes ne constituait pas un moyen de reprendre du pouvoir mais plutôt, paradoxalement, un risque de réduire les femmes (la femme ?) à cette posture soi-disant « passive » et « irresponsable » des victimes (de la victime ?).

Dans la lignée de textes précédents consacrés aux typologies[2] et aux profils-types[3] en tant qu’étiquettes, nous nous intéresserons dans cette analyse au mot « victime » et à ses effets possibles sur les réalités qu’il tente de décrire.

 

metoo victim

« C’est seulement en se souvenant et en faisant le récit du passé — raconter nos histoires et écouter celles des autres — que nous pouvons prendre part à la construction progressive d’un récit libérateur, non pas un récit qui nous confine dans le passé, mais un récit à partir duquel un futur librement imaginé — et désiré — puisse émerger »                       Susan Brison[4]

  

1.  Le pouvoir des mots

Les mots jouent un rôle central, et tout sauf neutre, dans les relations humaines. Comme le linguiste J.Austin[5] l’a énoncé, puis d’autres à sa suite, parler est un acte et cet acte a une efficacité : il ne désigne pas seulement le réel, il a sur lui des effets. Prononcer une phrase fait advenir une nouvelle réalité. Que ces effets soient voulus et formels (comme dans l’expression « Je vous déclare marié.e.s » quand elle est dite par un.e bourgmestre) ou informels, non-désirés, voire opposés à ce qu’on aurait voulu faire passer.

« Les énoncés ne sont donc pas seulement susceptibles d’être vrais (s’ils correspondent à l’état du monde) ou faux (s’ils ne lui correspondent pas). Bien au contraire, les énoncés sont des actes de parole, qui font des choses, qui agissent dans le monde. Ils sont performatifs, ce qui signifie qu’ils produisent des effets (et donc) qu’ils peuvent échouer et qu’ils engagent une certaine forme de responsabilité des locuteurs et locutrices. Ainsi, même s’il peut sembler qu’une assertion se contente d’énoncer un état du monde, il est possible qu’elle soit en train de réaliser ce qu’elle dit (…) ». [6]

Une juge, en rendant son verdict, peut officialiser le statut de victime de la personne qui a vécu des violences conjugales. C’est ce qu’on appelle un acte de langage illocutoire : les mots de la juge transforment la femme de plaignante en victime aux yeux de la justice et donc de l’Etat. Mais dire de quelqu’un.e qu’il.elle est victime constitue également un acte perlocutoire : les effets de ce jugement et donc du mot « victime » sur la personne ne s’arrêtent pas aux portes du Tribunal ou de l’association de soutien mais peuvent agir sur sa perception d’elle-même et sur la perception que les autres ont d’elle sur le long terme. Ces effets peuvent être multiples et sont, eux, impossibles à anticiper.

Les mots ont donc des effets. Qui varient en fonction de notre position sociale et du contexte dans lequel nous prenons la parole. A nos places respectives, que faisons-nous quand nous disons le mot « victime » ? Telle est la question-fil rouge de cette analyse.

Nous lançons ce questionnement inspiré.e.s par un terrain qui est celui de l’accompagnement des femmes victimes de violences de genre, et conjugales en particulier.

Un terrain pour lequel le mot « victime » a été et reste fondamental :

  • d’abord quand il s’agit de dénoncer des injustices et de constituer ou consolider une catégorie juridique. Que les violences se situent dans l’espace public ou privé, ils furent longs les combats menés par des femmes et des associations pour faire reconnaître légalement le statut de victime des femmes subissant des violences. Et la vigilance doit rester de mise car ces droits et cette reconnaissance restent, par définition, vulnérables[7] ;
  • mais également dans le domaine du travail de groupe avec des femmes. Dans le processus de dévictimisation, qui passe par une approche socio-politique et critique des violences faites aux femmes, la prise de conscience du processus de victimisation, c’est-à-dire la compréhension par une femme de ce qui a fait d’elle une femme victime de violence, est une étape essentielle sur le chemin du développement d’un pouvoir d’agir[8].

Ce texte ne propose donc pas de renoncer à l’usage de ce mot, loin de là, mais cherche à en questionner l’évidence, à en montrer les limites possibles. Il suggère de faire attention[9] à la façon dont nous en faisons l’usage.

Cette injonction à l’attention peut concerner plusieurs contextes de relations sociales. Au-delà du terrain clinique de l’accompagnement des femmes victimes de violence conjugale où est née l’idée de cette analyse, il s’agit aussi d’une invitation aux avocat.e.s, aux magistrat.e.s, aux ONG et aux travailleur.euse.s du secteur socio-culturel, etc. à interroger la manière dont elles.ils regardent les bénéficiaires des services qu’elles.ils dispensent, à travers les mots qu’elles.ils emploient. Cette approche critique est essentielle pour continuer à construire des interventions et des animations qui gardent une chance d’être émancipatrices et qui soient adaptées à chaque situation, à chaque personne, à chaque groupe. Enfin, se pose également la question de l’usage du terme « victime » par les victimes elles-mêmes, en l’occurrence par les femmes en tant que groupe subissant des oppressions spécifiques.

 

       2.  Des images derrière les mots

En apparence, le risque de figer une personne dans une position de victime et de l’y réduire ne se situe pas tellement dans les définitions juridiques du mot victime. Par exemple quand la loi définit la personne victime comme celui ou celle qui subit personnellement un préjudice par opposition à celui ou celle qui le cause.

Il semble plutôt lié à ce que ce terme sous-entend, aux images et aux idées qui y sont associées majoritairement et spontanément. « Fais pas ta victime », « T’as un discours de victime », « Te tiens pas comme une victime ». La philosophe Elsa Dorlin, par exemple, observe que « la victime est par essence passive, mutique, irresponsable. Elle ne peut pas se constituer par elle-même comme un sujet par sa puissance d’agir puisqu’on suppose qu’elle n’a pas pu agir[10] ».

Autre exemple, nourri de nos relations avec divers professionnel.le.s confronté.e.s à la problématique : à la question « qu’est-ce qu’une victime de violence conjugale ? », invariablement les descriptions proposées par les personnes interrogées renvoient aux notions de vulnérabilité, d’incapacités, de pertes, d’incompétences, de dépossessions, de non maitrise sur sa vie, et d’impacts liés aux faits de violence.

D’ailleurs, quand on observe plus finement les choses, l’imaginaire du droit et par conséquent la façon dont il définit auteur et victime sont eux aussi imprégnés de cette vision de la victime en personne abîmée, brisée. Ce que propose la justice, ce sont bel et bien des « réparations », qu’elles soient financières, symboliques ou morales.

 « A cet égard, il est (…) notable que les spécialistes du droit des victimes ne parlent plus de la « réparation du dommage ou du préjudice de la victime », mais de « la réparation de la victime », ce qui traduit certainement l’idée selon laquelle la victime est une personne brisée, dans son corps et son autonomie, qui aurait un intérêt à être réparée ou reconstruite. »[11]

En tant que société, nous devons évidemment trouver les moyens de dire à celles et ceux, enfants et adultes, qui subissent des violences qu’elles ne sont pas coupables de ces violences. Comme il est indispensable de souligner les responsabilités des auteur.e.s et des institutions ou individus qui n’ont pas joué le rôle de protection qui aurait dû être le leur et de repérer et mettre en lumière les conséquences des violences sur les personnes qui en sont… victimes.

Toutefois, en rabattant la notion de victime du côté des effractions, des faits, qu’ils soient isolés ou répétés, et de leurs conséquences sur les personnes visées par ces faits, les définitions officielles et l’imaginaire qui se dégage du mot mettent donc en lumière la soi-disant passivité de celui ou celle qui « subit » ces faits. Voire même, en contraste, soulignent la capacité d’action de l’auteur. C’est en tout cas ce que nous suggère Elsa Dorlin quand elle dénonce des campagnes de sensibilisation aux violences conjugales qu’elle estime « tragiques parce qu’au fond elles ne traitent que d’une surpuissance prêtée aux ‘hommes’ »[12]. Ici la notion de victime et ses représentations spontanées risquent de renforcer à la fois des discours hétérosexistes (qui défendent l’existence de deux sexes naturellement différents, complémentaires et hiérarchisés) mais aussi les « structures sociales inégalitaires (l’hétéropatriarcat) qui donnent leur pouvoir aux actes de parole hétérosexistes, et qui sont (…) construites et renforcées par ces mêmes actes de parole (…) »[13].

Se pose alors la question de la personne victime en tant que sujet, au sens d’individu libre mais aussi en tant qu’être humain digne d’être reconnu dans sa singularité.

Du point de vue du CVFE, cette question peut se formuler ainsi : au-delà d’une éventuelle décision juridique susceptible d’identifier et d’officialiser le tort subi, comment rendre justice aux femmes victimes de violences en reconnaissant leur vécu de souffrances et d’impuissance tout en les considérant en même temps comme actrices et donc sujets de leur existence (c’est-à-dire capables de réfléchir, évaluer, choisir, agir) ?[14] Nous pensons que la réponse à cette question peut notamment passer par la réappropriation du mot et par sa mise en récit.

 

       3.  Se réapproprier le mot… 

Accompagner des femmes nous apprend que vivre des violences, dans un grand nombre de situations, se joue sur la durée : il s’agit d’un processus constitué, même quand il est bref, d’une succession d’étapes, d’interactions. Pour employer le vocabulaire du féminisme matérialiste : la victimisation se joue dans des relations sociales qui peuvent être éphémères (dans l’espace public principalement) ou pas (avec un conjoint, un.e employeur.euse, le.la propriétaire de votre logement), mais des relations sociales traversées par les rapports sociaux (c’est-à-dire des rapports de force entre groupes sociaux, par exemple hommes et femmes, patron.ne.s et travaileuses.eurs,…).

Ce qui signifie que, le plus souvent, les interactions entre personnes auteures et personnes victimes ne se limitent pas au(x) passage(s) à l’acte. Celui (ou ceux)-ci s’inscrivent dans une histoire où on peut repérer de la part de la personne victime du courage, de la résistance, de la créativité mais aussi, quelquefois un attachement et de l’affection. Le processus qui mène à subir des violences ne se résume donc ni à une position de soumission et d’impuissance, ni à des faits qu’on pourrait essayer de comprendre en les isolant de l’histoire relationnelle dans laquelle ils se déroulent ou des rapports de domination qui continuent de structurer nos sociétés.

De plus, les processus de victimisation que traversent les femmes prennent différentes formes et se jouent dans différents espaces. Des formes de domination se recoupent, s’imbriquent. Par exemple au sein du couple, où peuvent interagir et se nourrir mutuellement l’exploitation domestique, les violences physiques et/ou sexuelles, des propos racistes, …

On voit bien que le mot « victime » risque fort de ne pas être en mesure de rendre compte à la fois de cette complexité et de la dimension diachronique (qui se joue sur la durée) des processus de domination. Cela n’empêche que l’emploi de ce terme puisse rester pertinent ! Mais la question que nous devons nous poser est : à quelle condition ?

Puisque les limites de l’usage spontané et/ou sans nuance du terme « victime » sont liées à la fois au sens donné au mot par les institutions et par la plupart d’entre nous et aux connotations qui y sont spontanément associées, une partie du travail critique peut consister à redéfinir le terme, à en choisir une acception qui soit fidèle à nos expériences.

Avec des groupes de femmes par exemple, cette démarche implique de chercher des sens possibles, de se mettre d’accord sur le sens que le groupe donne à ce mot et de déterminer si ses membres s’y reconnaissent. « Avoir le pouvoir de nommer, c’est avoir le pouvoir de faire exister et de faire reconnaitre ce qui existe pour nous (…) ».

Nous n’avons pas le pouvoir de transformer d’emblée la définition que donne du mot « victime » les dictionnaires, mais réfléchir à notre propre définition peut néanmoins « avoir des conséquences perlocutoires[15] : je conteste la définition dominante {du mot « victime »}, je propose un sens ouvert à l’expérience d’autrui, et je conteste l’ordre social qui me refuse la légitimité à définir des mots »[16]. Une telle démarche de critique du langage doit alors être menée au bon moment (quand le lien de confiance avec les personnes victimes est suffisamment solide) et dans le bon contexte (qui implique une réflexion collective et pas seulement individuelle).

 

        4.  … et l’inscrire dans un récit

Un deuxième niveau sur lequel on peut avoir prise, dans le domaine du travail social comme dans celui de l’éducation permanente, c’est l’accès au récit.

Dire, raconter, c’est

« rétablir des connexions avec le monde (…) c’est pouvoir à nouveau ‘être-au-monde’. Car, au-delà des réparations que la justice peut éventuellement fournir, ce qui apparaît fondamental pour la victime est la possibilité (…) de trouver les moyens d’accéder de nouveau au statut de sujet. C’est pourquoi le problème des victimes va bien au-delà des questions juridiques concernant la punition des coupables et la compensation des préjudices (…). »[17]

Que le temps d’exposition aux violences soit bref ou plus long, que ses conséquences en soient plus ou moins dramatiques, l’expérience de victimisation peut provoquer une cassure dans l’histoire vécue et fragiliser la capacité des humains à se raconter et donc à se reconnaître à eux-mêmes une identité suffisamment claire. C’est ce qu’exprime de façon limpide la philosophe Susan Brison après avoir réchappé à une tentative de meurtre :

« Je pensais avoir trouvé un certain sens aux choses jusqu’au moment où j’ai été agressée. Je pensais en tout cas savoir comment gérer ma vie […]. L’idée était que je pouvais trouver une certaine manière de continuer le récit de la vie. Le traumatisme met en pièces cette idée en introduisant un événement qui ne correspond à aucun modèle identifiable […]. Le résultat est une paralysie gênante. Tout ce qui reste, c’est le présent, mais un présent qui n’a aucun sens, ou qui a uniquement, au mieux, le sens mouvant d’un indicateur flottant, le point d’un maintenant qui irait se promener s’il savait seulement où aller. »[18]

Quant aux mots, ils peuvent jouer un rôle dans l’entretien de cette paralysie. Ils peuvent assigner à certains types de comportements associés à leur signification. En effet, comme on l’a dit plus haut, le langage peut être prescriptif, induire certains comportements, produire une réalité plutôt que la décrire. Le mot « victime » peut dès lors encourager, malgré les bonnes intentions de celles et ceux qui l’utilisent, des comportements supposés attendus des personnes victimes tels que la passivité, la soumission ou le silence. Nous faisons aussi l’hypothèse que le genre grammatical de ce mot, féminin, concourt, quand il désigne une femme, à essentialiser la notion qu’il recouvre tant le genre (social) féminin reste associé aux mêmes représentations (passivité, etc.). 

Il y a donc un enjeu majeur autour du fait d’intégrer un tel mot au sein d’un récit nuancé. Pour les femmes quand elles racontent leur propre parcours mais aussi pour le/la professionnel.le qui prend la parole à propos des premières concernées.

a) Les thématiques de la parole des premiers.ères concerné.e.s et de leur statut de sujet sont fondamentales dans le travail social comme dans toute action d’éducation populaire. Le langage parce qu’il s’impose à nous et qu’il paraît refléter « la » réalité est souvent un des moyens d’entériner les situations d’inégalité et les rapports sociaux de domination. Mais, précisément parce qu’il joue ce rôle conservateur, il constitue aussi un lieu de résistance potentielle[19]. Nourrir celle-ci est l’un des défis que doivent relever les associations et personnes qui entourent celles qui ont été victimes d’actes de violences, notamment en éducation populaire et permanente.

Les questions que nous devons nous poser et/ou poser aux femmes sont –entre autres : comment laisser ou offrir à une femme la possibilité de raconter son histoire, d’abord à un niveau qui lui est propre puis en reliant progressivement son récit à celui d’autres femmes ? Quels sont les mots qui racontent ton histoire ou plutôt qui permettent que tu nous/te/leur racontes ce que tu as vécu et ce à quoi tu aspires ? Le mot « victime » fait-il partie de ces mots et si oui pourquoi et comment doit-on l’utiliser ? Au passé ? Au présent ? Es-tu une victime ou une « personne victime » ? Comment évite-t-on de plaquer ce mot sur ta réalité, d’écraser sous un mot fourre-tout les subtilités de ton vécu et –par exemple dans le cas des violences conjugales- les nuances de ta relation à ton compagnon ?

Selon Bernadette Dumora et Thierry Boy,

« notre capacité à restituer l’expérience en termes de récits n’est pas seulement un jeu d’enfant : c’est un outil pour fabriquer de la signification, qui domine l’essentiel de notre vie au sein d’une culture. Nous pouvons par le récit que nous en faisons, reconceptualiser le passé et par notre capacité à trouver des alternatives, fabriquer d’autres manières d’être, d’agir ou de lutter (c’est nous qui soulignons). [20] »

 

b) Un regard critique doit donc aussi être porté sur les mots employés pour parler des premiers.ères concerné.e.s par les effets des dominations et injustices sociales –ici les personnes subissant des violences conjugales. Et cette question n’est pas seulement théorique : elle se pose aussi à chacun.e d’entre nous, professionnel.le.s du socio-culturel et citoyen-ne-s de tous poils.

En somme, l’usage d’un mot aussi sensible que celui de victime demande une vigilance particulière. Notamment quand on l’emploie en tant que professionnel.le.

Dans le cas particulier des violences des hommes envers les femmes, ce simple mot peut permettre de mieux saisir les enjeux et les conséquences d’une injustice sociale… mais aussi participer à maintenir cette injustice par l’image qu’il véhicule.

Surtout, le mot « victime » a ceci de particulier qu’il risque d’étiqueter l’ensemble d’une personnalité, réduisant ainsi involontairement une réalité complexe et nuancée (la personne) à une partie peut-être essentielle mais néanmoins limitée et réductrice de celle-ci (la victimisation), cachant aux yeux du monde –et parfois même aux yeux des personnes que ce terme désigne - les autres facettes de leur identité et de leur histoire.

S’il reste un support possible d’identification (pour les personnes victimes) et de reconnaissance (par les autres, professionnel-e-s ou non), ce terme devient un piège quand, choisi et donné par « les autres » (même bienveillant.e.s), il occupe soudain tout l’espace, freine ou empêche l’élaboration par les femmes que nous rencontrons  d’un récit personnalisé de leur vécu et limite leurs perspectives d’émancipation.

Pour éviter ce piège et renforcer au contraire la maitrise par les femmes elles-mêmes du récit qu’elles font de leur propre vie, nous pouvons choisir de limiter volontairement l’usage du mot « victime » pour réduire l’influence des représentations qui l’accompagnent le plus souvent et qui concentrent l’attention sur les actes de violences et donc sur les moments d’incapacité et de dépossession de soi. Pour parler des processus de victimisation et en décortiquer les mécanismes et effets, la possibilité doit même être laissée de ne pas faire usage de ce mot. La résistance n’implique pas nécessairement la réappropriation de ce mot précis : elle pourrait aussi passer par son absence (passagère).

Quoi qu’il en soit, un usage lucide et critique du mot « victime » par les professionnel.le.s passe par une posture réflexive, c’est-à-dire une prise de distance « avec ses propres représentations sous peine de reproduire (in)consciemment les mêmes mécanismes générateurs d’inégalités de genre en renforçant la position de victime par une posture paternaliste [21] ». Posture réflexive que cette analyse a cherché à nourrir.  

      

       Conclusion

D’un côté la notion de « victime » comporte de multiples connotations liées à la passivité, à la faiblesse et à la dépendance et ces connotations restent elles-mêmes étroitement associées au sexe féminin. Et de l’autre le mot « victime » et les féministes qui en font usage sont trop souvent rejetées en bloc –y compris par des personnes conscientes des inégalités entre hommes et femmes- parce que suspectées d’assigner les femmes à une posture plaintive et fragile (autrement dit : victimaire) et d’ainsi participer à entériner ce qu’elles prétendent combattre.

Ce sont là deux raisons qui doivent nous pousser à questionner les façons dont nous utilisons ce mot-là et plus largement le langage qui est le nôtre quand nous parlons des personnes que nous accompagnons –que ce soit en tant que professionnel.le.s ou que citoyen.ne.s.

Nous pensons qu’il est possible et nécessaire de faire cohabiter deux niveaux de sens au sein du même mot « victime » : d’une part l’impuissance relative, la vulnérabilité et les impacts, et, de l’autre, le refus, la lutte, la prise d’initiative et l’aptitude à se défendre. Le premier niveau permettant de dénoncer l’injustice, de légitimer la plainte et l’appel à l’aide. Et le second rendant justice aux ressources et compétences mises en œuvre par les personnes victimes…surtout quand elles trouvent autour d’elles l’écoute et le soutien auxquels elles ont droit.

Pour les femmes que nous rencontrons, nous avons repéré et voulons rappeler deux enjeux liés au langage et en particulier au mot victime. Tout d’abord une démarche d’éducation permanente et d’empowerment passe par le fait de ne plus seulement être désignée (par l’autorité juridique ou psycho-sociale) comme victime mais de se raconter en victime, avec les apports qui en découlent en termes de reconnaissance (par soi-même et par les autres) et de confiance (capacité à re-prendre la parole). Ensuite, et enfin, le fait de se demander ce qu’elles mettent derrière ce terme permet aux femmes d’en saisir les limites et les risques, de nuancer son sens si nécessaire. Ce questionnement s’inscrit avant tout dans un processus féministe de reprise de pouvoir sur les mots censés dire qui nous sommes : on en perçoit d’autant mieux le potentiel subversif quand il s’applique à un mot aussi connoté que celui de « victime ».

 

 Télécharger notre analyse


Pour citer cet article:

Roger Herla, "A propos de l'usage du mot 'victime'", Collectif contre les violences familiales et l’exclusion (CVFE asbl), avril 2018. URL : https://www.cvfe.be/publications/analyses/54-a-propos-de-l-usage-du-mot-victime

Contact : Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser. – 0471 60 29 70

Avec le soutien du Service de l’Education permanente de la Fédération Wallonie-Bruxelles et de la Wallonie.


 Notes :

[1] On pense par exemple à la fameuse Tribune publiée dans le Monde du 10 janvier 2018 sur le « droit d’être importunée », rédigée notamment par la philosophe Peggy Sastre et co-signée par une centaine de femmes dont Catherine Deneuve.

[2] Jean-Louis Simoens, Avantages et limites d’une classification : l’exemple des violences conjugales, disponible sur cvfe.be à l’adresse suivante : http://www.cvfe.be/publications/analyse/jean-louis-simoens-avec-anne-delepine-roger-herla/avantages-limites

[3] Roger Herla, Contre la notion de profil-type : défense d’une approche politique des violences conjugales, disponible sur cvfe.be à l’adresse suivante : http://www.cvfe.be/publications/analyse/roger-herla/contre-notion-profil-type-defense-approche-politique-violences

[4] Susan Brison, Après le viol, Ed. Jacqueline Chambon, 2003, p.126, citée par Michela Marzano in « Qu’est-ce qu’une victime ? De la réification au pardon », consulté le 5/3/2018 sur https://www.cairn.info/revue-archives-de-politique-criminelle-2006-1-page-11.htm#no1

[5] John Langshaw Austin, How to Do Things with Words, Oxford University Press, 1962. Trad. Gilles Lane, Quand dire, c’est faire, Paris, Seuil, 1970.

[6] Mona Gerardin-Laverge, Performativité du langage et empowerment féministe, Philonsorbonne, 11/2017, https://philonsorbonne.revues.org/917, consulté le 13/11/17.

[7] Comme nous le rappelle l’exemple russe. Les députés ayant voté en janvier 2017 une proposition de Loi retirant les violences domestiques du domine pénal au nom pour éviter « la destruction de la famille » : http://www.lemonde.fr/europe/article/2017/01/26/contre-les-valeurs-occidentales-la-russie-depenalise-les-violences-domestiques_5069197_3214.html (dernière consultation le 04/04/18).

[8] Concept d’abord développé par Yann Le Bossé. Lire par exemple Interventions sociales et empowerment (développement du pouvoir d’agir), coord. Bernard Vallerie, L’Harmattan, 2012.

[9] Au sens où Isabelle Stengers en parle à propos des enjeux écologiques, donc comme d’un art : « Ce que nous avons été sommés d’oublier n’est pas la capacité de faire attention mais l’art de faire attention. Si art il y a, et non pas seulement capacité, c’est qu’il s’agit d’apprendre et de cultiver l’attention, c’est-à-dire, littéralement, de faire attention », Au temps des catastrophes, La Découverte/Poche, 2013, pp.51-52.

[10] Elsa Dorlin sur France Culture, La Grande Table, 2è partie, 12/10/2017

[11] Michaela Marzano, op.cit.

[12] Elsa Dorlin, Se défendre. Une philosophie de la violence, Label Zones, La découverte, 2017, p.163.

[13] Mona Gerardin-Laverge, op. cit.

[14] Par exemple dans le discours à la fois scientifique et engagé d’une Muriel Salmona, la victimologie est mise au service d’une meilleure connaissance des effets potentiellement traumatiques des violences mais aussi d’une « prise de conscience des efforts monumentaux et des stratégies de survie très coûteuses » que demande à de nombreuses femmes victimes (ou l’ayant été) le simple fait de « tenir debout ». Muriel Salmona, La consolation, article rédigé à partir du livre éponyme de Flavie Flament, disponible sur le site de l’auteure à cette adresse https://www.memoiretraumatique.org/actualites/la-consolation.html?PHPSESSID=25riun3b2e4qeri1abuoectir4 (dernière consultation le 13/03/18).

[15] Voir plus haut, p.2

[16] Les citations sont de Mona Gerardin-Laverge, op.cit.

[17] Michela Marzano, op. cit.

[18] Susan Brison, Après le viol, op. cit.

[19] Mona Gerardin-Laverge, op. cit.

[20] Bernadette Dumora, Thierry Boy, Les perspectives constructivistes et constructionnistes de l’identité (1ère partie), L'orientation scolaire et professionnelle [Online], 37/3 | 2008, en ligne depuis le 15 septembre 2011 sur https://journals.openedition.org/osp/1722 ; consulté pour la dernière fois le 13/4/18.

[21] Emmanuelle Mélan, Violences conjugales et regard sur les femmes, Champ pénal/Penal field [En ligne], Vol. XIV | 2017, mis en ligne le 18 juillet 2017, consulté le 07 novembre 2017. URL : http://champpenal.revues.org/9574 ; DOI : 10.4000/champpenal.9574

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