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"Opération seins nus" - Du corps-objet aux corps en lutte

A l’heure actuelle, les hommes cis dénudent leur torse avec un naturel déconcertant alors que les femmes, et les hommes trans, ne goûtent qu’à un soupçon de cette liberté. Objectification sexuelle, slut-shaming, cissexisme,… Une série d’oppressions expliquent qu’aujourd’hui encore nous ne sommes pas égal·aux face à la semi nudité et au libre usage de nos corps.

seins

Pour télécharger notre étude

Plan

Introduction

Objectification sexuelle, slut-shaming et culture du viol

Entre montrer ses seins et les cacher, entre érotisation et désapprobation…

« La femme », dans l’éternel étau entre Marie et Putain

Les seins des femmes assignés au privé

Que nous dit la loi ?

Et si on se focalise moins sur les femmes cis blanches minces et valides ?

L’intime au cœur des combats féministes contemporains

      1. Le corps au cœur du féminisme : une approche problématique et stimulante
      2. Que se passe-t-il avec les corps (des femmes) ?
      3. Le corps, ce résistant

Les seins, le corps, comme outils de lutte

Conclusion

 

« Couvrez ce sein, que je ne saurais voir.
Par de pareils objets les âmes sont blessées,
Et cela fait venir de coupables pensées. »
« Le Tartuffe », Molière 

Introduction

Le collectif féministe liégeois La Tête Haute a mis sur pied le 25 juillet dernier une action de sensibilisation visant à dénoncer le double standard1 existant entre se mettre torse nu pour un homme cis et se mettre torse nu pour une femme dans l’espace public, lors de cette dernière période estivale, et quelques fois caniculaire.

L’action consiste en un montage vidéo2 mettant en scène des personnes de divers genres se mettant torse nu de manière « naturelle », comme si ce geste était largement admis dans la société.

Aujourd’hui, on en est loin. Rares sont celles – et les hommes trans3 – qui « osent » se dénuder le dessus dans l’espace public alors que les hommes et les garçons cis (de toute morphologie) ne semblent en éprouver aucune gêne, ou si peu. Par exemple, lors d’un match de foot, de basket, lors d’un barbecue, d’un apéro dans le parc, etc. Même les murs de leurs maisonnées ne mettent pas toujours (souvent?) les femmes à l’aise. Les yeux des voisin·es rodent en effet et sont la plupart du temps réprobateurs ou malintentionnés. Et fréquentes sont les délations ou les interventions de la police qui conduisent à la verbalisation ou à la mise en garde des femmes légèrement vêtues, mais pas des hommes.

L’objet de cet écrit est de mettre en évidence les normes sociales qui conduisent les femmes, et les hommes trans, à s’empêcher d’afficher leur poitrine. Il sera question dans la première section d’objectification sexuelle et de culture du viol, dans une société hétéronormée et capitaliste. Dans une seconde section, seront pointées du doigt les injonctions contradictoires auxquelles les femmes font face : à la fois sexualiser leur corps et le rendre désirable, et le cacher et en avoir honte. Tout cela menant à la conclusion que leur corps ne leur appartient pas et d’autant moins celui des femmes précarisées et racisées. Dans un troisième point, nous parcourrons rapidement l’arsenal juridique qui n’interdit pas explicitement aux femmes de se dénuder mais le fait implicitement via sa référence extrêmement subjective aux « bonnes » mœurs. Nous mettrons ensuite en lumière les différentes oppressions que les femmes vivent dans leur rapport à leur poitrine, sur base de différents témoignages : grossophobie, âgisme, cissexisme, racisme,... Après avoir resitué, via un focus sur les travaux de Camille Froidevaux-Metterie, cette opération seins nus dans le contexte des enjeux féministes contemporains liés au corps, nous reviendrons dans le dernier point sur les différentes formes de lutte récentes en lien avec le désir de libération des seins des femmes.

Objectification sexuelle, slut-shaming et culture du viol

Cette norme très prégnante qui empêche les femmes de retirer leur haut sans ressentir de gêne est très clairement à mettre en rapport avec l’objectification sexuelle du corps des femmes et le slut-shaming, ou la culture du viol.

Les femmes (et en l’occurrence, leur poitrine) sont en effet hypersexualisées dans la société occidentale. Il suffit de penser à leur représentation dans les publicités, films, séries, ou autres vidéos pornos. Le scénario est trop souvent le même : les femmes doivent être belles et désirables pour combler les envies sexuelles de ces messieurs.

L’objectification sexuelle est selon Collette Guillaumin4 une composante d’une des quatre formes de l’appropriation corporelle des femmes par les hommes, « l’obligation sexuelle », c’est-à-dire l’injonction à avoir des rapports sexuels et à être disponibles quand des hommes désirent des rapports. Cela les constitue en objet sexuel et non en sujet puisqu’elles sont considérées, évaluées, réduites, et/ou traitées comme un simple corps par autrui5, et invitées à répondre aux idéaux de beauté en Occident de la femme cis blanche, jeune, mince et valide.

La sexualisation des seins des femmes n’a pas lieu partout et n’a pas toujours été. Dans certaines cultures du Pacifique, des Amériques et d’Afrique, le sein est moins sexualisé qu’en Occident et de ce fait les femmes y vivent seins nus en toute quiétude.

« En Occident, le sein a aussi connu des périodes où sa sexualisation passait au second plan. Dans l’Antiquité, si la poitrine participe à la beauté idéalisée de la femme, elle représente d’abord la femme nourricière et est souvent dépeinte dans l’art dans des situations d’allaitement. […] Il faut attendre la Renaissance pour qu’en Europe l’érotisation du sein nu prenne le dessus. La Madone italienne devient un incontournable dans la peinture et avec elle s’installe une vision ambiguë du sein nu qui n’est plus uniquement sacré et maternel mais ouvertement érotique. »6 C’est au XIVe siècle, au moment où les femmes abandonnent leurs longues tuniques pour des corsages qui vont montrer leurs décolletés, que la nouvelle mode va faire scandale et instituer la poitrine en « incitation directe à la sexualité »7.

Il n’est pas difficile d’illustrer de quelle manière les seins féminins sont hypersexualisés. « Ça vient de toutes ces normes et de toutes ces injonctions qui concernent en fait tout le corps des femmes : il n'y a pas 1 cm² qui échappe à une injonction spécifique. Mais pour les seins c'est encore plus intense, pour les adolescentes notamment puisque les seins figurent pour elles l'entrée dans leur condition sexuelle. C'est le moment aussi où elles découvrent leur condition objectivée, c'est-à-dire qu'elles découvrent que leur seins envoient un signal qui serait celui d'une sorte de disponibilité sexuelle et qu'elles doivent assumer, à un âge souvent un peu compliqué pour ça. »8

Le sein est censé répondre à « la norme esthétique dominante de la demi-pomme, c'est-à-dire du sein suffisamment gros, suffisamment rond et suffisamment ferme ». Alors qu’il existe « une infinité de formes de seins, mais [...] aussi une infinité de formes d'aréoles, de tétons, de couleurs,… »9. « Cela aboutit, pour les femmes qui n'ont pas les seins [« adéquats »], à développer des complexes et à penser que leurs seins ne sont pas beaux parce qu'ils ne souscrivent pas à cet idéal. […] La grande majorité des femmes ne sont pas satisfaites de leurs seins »...10

Dans le contexte de notre société hétéronormée (où on est poussé·es à l’hétérosexualité, considérée comme l’unique norme à suivre), cet idéal de beauté du sein féminin est sculpté par les yeux scrutateurs du regard masculin, ou male gaze en anglais. Par male gaze, on entend « l'acte de représenter la femme et le monde, dans les arts visuels et la littérature, selon une perspective masculine et hétérosexuelle qui présente et représente les femmes comme des objets sexuels pour le plaisir du spectateur masculin. »11 C’est lui qui valide et définit en quelque sorte l’être féminin comme sujet de désir.12

Le capitalisme participe aussi à l’objectivation des seins féminins (et du corps des femmes de manière générale), qu’il considère comme un produit modulable, et prétexte à une source de profits attrayante, grâce à la commercialisation de toute une série de gadgets : soutiens-gorge ampliformes, cache-tétons,…13 à la symbolique lourde.

L’hypersexualisation des seins féminins peut malheureusement aller loin en terme de ridicule, notamment dans la loi encadrant les seins nus sur la plage : « depuis de nombreuses années, "les seins nus sont autorisés sur les plages belges à condition qu'ils soient statiques". C'est-à-dire acceptés pour le bronzage, quand la personne est assise ou couchée, mais pas quand elle est en mouvement pour jouer sur la plage ou se baigner. »14 Les seins en mouvement sont « évidemment » indécents et suscitent beaucoup trop le désir sexuel...15

L’hypersexualisation et l’objectification sexuelle des femmes se répandent jusque dans la science. Pour exemple, la théorie la plus médiatisée afin d’expliquer pourquoi les femmes sont les seules mammifères à posséder des seins : à l’apparition de la bipédie qui aurait été accompagnée d’un changement de position sexuelle (passant de la levrette au missionnaire), « les seins auraient pris du volume pour rappeler les fesses de leurs ancêtres quadrupèdes »16 afin de stimuler le désir sexuel chez leur partenaire. Théorie à la fois invérifiable car on ne sait rien de la sexualité de nos ancêtres et hautement critiquable, ne fut-ce que parce que « ce sont généralement les mâles qui tentent de convaincre les femelles de s'accoupler avec eux, et non l'inverse ».17

A l’objectification sexuelle, s’adjoint le slut-shaming : les femmes sont considérées comme des objets sexuels, devant susciter le désir mais en plus, elles sont très vite jugées sur leur façon de s’habiller, - ou sur le fait d’être topless -, et on considérera rapidement qu’elles sont indécentes, aguicheuses, voire des salopes (sluts en anglais).

« Le slut-shaming consiste […] à stigmatiser, culpabiliser ou disqualifier toute femme dont l’attitude ou l’aspect physique serait jugé provocant ou trop ouvertement sexuel [...] », Wikipédia18

Ça ne s’arrête pas là. Le slut-shaming est un des moyens alimentant la culture du viol qui se décline en « attitudes et […] croyances, généralement fausses mais répandues et persistantes, permettant de nier et de justifier l’agression sexuelle masculine contre les femmes »19 et qui tendent de cette façon à blâmer les victimes et à déresponsabiliser les agresseurs.

Deux exemples récents de slut-shaming dans l’arène politique :

« Le 4 février dernier, un torrent de tweets sexistes se déverse sur la députée britannique Tracy Brabin. La veille, dans le décor vert bouteille de la Chambre des communes, à Londres, elle a pris la parole, assumant l’encolure asymétrique de sa robe qui, en glissant, découvrait la nudité de l’épaule et zéro bretelle de soutien-gorge. Quelques mois plus tôt, à l’aplomb d’un été caniculaire, un même flot d’insultes sur les réseaux sociaux à l’égard de Marlène Schiappa, la secrétaire d’État chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes et de la lutte contre les discriminations, pour un décolleté jugé indécent dans l’enceinte de l’Assemblée nationale. »20

Une enquête récente fait le même constat effrayant du sexisme/de la culture du viol qui se joue au niveau de la poitrine des femmes :  « pour 20 % des Français, des tétons apparents sous un haut devraient être, pour l'agresseur, une "circonstance atténuante en cas d’agression sexuelle" »21. « 48% des personnes interrogées estiment qu'une femme qui ne porte pas de soutien-gorge prend le risque d'être harcelée voire agressée ».22 « 57 % des jeunes femmes de moins de 25 ans redouteraient "d’être l’objet d’agression physique ou sexuelle" en adoptant le "No Bra" ». Et « 69 % d’entre elles se sentiraient gênées à l’idée que leurs tétons soient discernables par autrui ». « Plus de la moitié des femmes de moins de 25 ans ont également rapporté avoir été victimes de diverses formes de harcèlement (regards concupiscents, remarques ou insultes) en raison de leur poitrine. »23

(...)

Pour lire la suite de cette étude


Pour citer cette étude :

Sandra Roubin, " "Opération seins nus" - Du corps-objet aux corps en lutte ", Collectif contre les violences familiales et l’exclusion (CVFE asbl), décembre 2020. URL : https://www.cvfe.be/publications/etudes/347-operation-seins-nus-du-corps-objet-aux-corps-en-lutte

Contact :  Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser. – 0471 60 29 70

Avec le soutien du Service de l’Education permanente de la Fédération Wallonie-Bruxelles et de la Wallonie.


Notes :

1 Le double standard est un concept qui met en évidence qu’un même comportement ne sera pas jugé de la même manière selon que son auteur·ice est une femme ou un homme par exemple, en raison du caractère hiérarchisé de la société (ici patriarcale). Voir Coline De Senarclens, « Le double standard : Un outil conceptuel pour les luttes sociales », Collectif contre les violences familiales et l’exclusion (CVFE asbl), septembre 2017. Disponible sur : <https://www.cvfe.be/publications/analyses/91-le-double-standard-un-outil-conceptuel-pour-les-luttes-sociales> (Consulté le 3/11/2020)

2 Le montage est en cours d’élaboration et sa date de publication n’a pas encore été communiquée.

3 Le début de l’analyse se focalisera sur le vécu des femmes répondant aux normes dominantes. Plus loin, on parlera de celleux qui vivent d’autres oppressions : hommes et femmes trans, femmes grosses, vieilles, racisées, etc.

Cisgenre « [q]ualifie une personne dont l'identité de genre (et par extension l'expression de genre) est relativement en adéquation avec le rôle social attendu en fonction du genre assigné à la naissance. Exemple : dans la culture occidentale, une personne assignée fille à la naissance et se vivant/se définissant librement en tant que femme. » Source : Genres Pluriels, « Trans identités Genres pluriel·le·s », 4e édition, 2019, p. 9. Disponible ici : <http://www.genrespluriels.be/IMG/pdf/brochure_4emeed_web.pdf> (Consulté le 27/10/2020)

4 Colette Guillaumin, « Pratique du pouvoir et idée de Nature. (I) L'appropriation des femmes », Questions féministes, 2, février 1978, pp. 5-30.

5 Sexisme et Sciences humaines – Féminisme, « L’objectivation sexuelle des femmes : un puissant outil du patriarcat – Introduction », 13 août 2013. Disponible sur : <https://antisexisme.net/2013/08/13/objectivation-1-2/> (Consulté le 28/08/2020)

6 Barbara Marty, « A l’origine du « topless » », France Culture, 4 septembre 2020. Disponible sur : <https://www.franceculture.fr/societe/a-lorigine-du-topless> (Consulté le 20/10/2020)

7 Ibid.

8 Joséphine De Rubercy, « Le corps des femmes ne leur appartient décidément pas, et encore moins leurs seins », France Inter, 27 aout 2020. Disponible sur : <https://www.franceinter.fr/societe/le-corps-des-femmes-ne-leur-appartient-decidement-pas-et-encore-moins-leurs-seins> (Consulté le 20/10/2020)

9 Ibid.

10 Ibid.

11 Traduction de Wikipedia, « Male gaze ». Disponible sur : <https://en.wikipedia.org/wiki/Male_gaze> (Consulté le 6/11/2020)

12 Camille Froidevaux-Metterie, Seins En quête d’une libération, Paris, Anamosa, 2020, p. 119.

Voir aussi à ce propos Cindy Pahaut, « Les nouveaux dessous du porno féministe à l’ère numérique. 2019, Jubilé érotique », Collectif contre les violences familiales et l’exclusion (CVFE asbl), octobre 2019, pp. 17-19. Disponible sur : <https://www.cvfe.be/publications/etudes/291-les-nouveaux-dessous-du-porno-feministe-a-l-ere-numerique-2019-jubile-erotique> (Consulté le 21/12/2020)

13 Ibid., p. 69.

14 Petit futé, « Le guide : NATURISME : Belgique ». Disponible sur : <https://www.petitfute.com/guides-thematiques/t28-naturisme/n846930-belgique.html> (Consulté le 20/10/2020)

15 Dans la même veine, et sur un ton humoristique : Youtube, « Extrait vidéo Persepolis », 3 juin 2011. Disponible sur: <https://www.youtube.com/watch?v=_AqJGhcbkro> (Consulté le 25/08/20)

16 Coralie Hancock, « Pourquoi seule notre espèce possède une poitrine avantageuse? », Science & Vie, 1 mai 2018. Disponible sur : <https://www.science-et-vie.com/questions-reponses/pourquoi-seule-notre-espece-possede-une-poitrine-avantageuse-10864> (Consulté le 20/10/2020)

17 Ibid.

18 Wikipédia, « Slut-shaming ». Disponible sur : <https://fr.wikipedia.org/wiki/Slut-shaming> (Consulté le 20/10/2020)

19 Noémie Renard, En finir avec la culture du viol, Paris, Les petits matins, 2018, p. 55.

20 Viviane Chocas, « Nos seins nous appartiennent-ils vraiment? », madame Figaro, 4 mars 2020. Disponible sur : <https://madame.lefigaro.fr/bien-etre/interview-camille-froideveaux-metterie-nos-seins-nous-appartiennent-ils-vraiment-040320-179950> (Consulté le 28/08/2020). Mis en italique par nous.

21 Chloé Friedmann, « Si les tétons se devinent, l'agresseur d'une femme a une circonstance atténuante pour 20 % des Français », madame Figaro, 23 juillet 2020. Disponible sur : <https://madame.lefigaro.fr/societe/no-bra-enquete-ifop-un-francais-sur-cinq-pense-que-des-tetons-apparents-sous-un-haut-devraient-etre-circonstance-attenuante-pour-lagresseur-en-cas-dagression-sexuelle-230720-181866> (Consulté le 20/10/2020)

22 Bénédicte Robin, Les Françaises déconfinent leurs poitrines », France Inter, 23 juillet 2020. Disponible sur : <https://www.franceinter.fr/societe/les-francaises-deconfinent-leurs-poitrines?utm_medium=Social&utm_source=Facebook#Echobox=1595481734> (Consulté le 20/10/2020)

23 Chloé Friedmann, « Si les tétons se devinent, l'agresseur d'une femme a une circonstance atténuante pour 20 % des Français », op. cit.

 
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